Portrait de Gennes ou le mouvement perpétuel


« L’une des difficultés des choix scientifiques est de viser des choses mûres mais pas blettes », aime dire Pierre-Gilles de Gennes. A 72 ans, ce prix Nobel de physique, professeur au Collège de France, s’intéresse aujourd’hui aux neurones de la mémoire et à certains aspects du cancer. Avant cela, il avait voyagé à travers les supraconducteurs, les cristaux liquides, les polymères, les phénomènes de mouillage et d’adhésion.

Rencontre avec un chercheur atypique.

Pierre-Gilles_de_Gennes

Pierre-Gilles de Gennes

Curieux de tout, doté d’un esprit de synthèse peu commun et d’une aversion profonde pour la routine, Pierre-Gilles de Gennes a commencé, dès l’enfance, par emprunter un chemin de traverse. « Pour des raisons de santé, je n’ai pas été à l’école primaire. Mon institutrice était ma mère, qui avait une connaissance merveilleuse de l’histoire et de la littérature et qui m’apprenait l’anglais en lisant Trois hommes dans un bateau de Jérome K.Jérome. Cela ne devait pas être une mauvaise initiation, mais je perdais beaucoup du point de vue de la vie en groupe. »

Depuis lors, de Gennes, guère rendu introverti par ses quelques années d’éducation en solo, s’est bien rattrapé. A ses yeux de chercheur, l’équipe est essentielle. Une équipe multidisciplinaire, impliquée dans un travail collectif, dont le chef d’orchestre n’est pas un « chef » mais un sensibilisateur. Sa priorité : mettre ensemble des expérimentateurs et des théoriciens. « Dans les pays latins, on a tendance à considérer que la théorie pilote le monde. Je ne le crois pas du tout. Le contact avec le réel est important. C’est ensuite seulement, après réflexion, que l’on tente d’expliquer. »

Aujourd’hui, au Collège de France, son bureau se niche à deux encablures de différents laboratoires où travaillent des physiciens, des chimistes, des biologistes. PGdG apprécie « cette maison » où il a débarqué en 1971 lorsqu’on lui a offert la chaire de Physique de la matière condensée. « C’est un endroit où l’on peut imaginer des cours dans une liberté totale, en sachant que ce travail est très exigeant. Il s’agit, chaque année, de présenter un sujet réellement nouveau, non pas en se contentant de décrire l’état des connaissances, mais en y apportant sa propre pierre. »

Le public de ce prestigieux Collège? « Henri Bergson, le philosophe, et André Chastel, conservateur du musée du Louvre, parlaient devant des dames élégantes. D’autres personnalités rassemblent des auditoires unis par un domaine de recherche ou un engagement politique. Tout dépend du sujet. Vous ne savez jamais si vous intéresserez des chercheurs confirmés ou des jeunes, ou encore tels ou tels spécialistes. J’ai, par exemple, donné un cours sur les phénomènes de nucléation devant un auditoire où se mêlaient des gens passionnés par la haute atmosphère et d’autres par la métallurgie. Ce contact avec un public changeant et bigarré est particulièrement intéressant. »

Des neutrons à la supraconductivité

Flash back. Pierre-Gilles de Gennes a 23 ans et sort de l’École normale supérieure, une agrégation de physique en poche. Il est remarqué par un responsable du Commissariat de l’Énergie Atomique de Sarclay. « Une limousine est venue me chercher, j’ai vu des bâtiments neufs, des accélérateurs, des piles atomiques. J’ai été ébloui alors que, bien souvent, la recherche la plus active ne se déroule pas dans les espaces les plus somptueux. J’ai signé un contrat d’ingénieur et j’ai beaucoup sympathisé avec les expérimentateurs – c’était le début de l’utilisation des neutrons -, avec qui je me sentais comme un poisson dans l’eau. »

PGdG reste deux ans au CEA où il travaille sur la diffusion des neutrons par les milieux magnétiques. Après un doctorat en sciences, il s’en va à Berkeley où il se retrouve sous la houlette de Charles Kittel, un des maîtres de la physique des solides ( « on avait l’impression de ne pas faire grand chose, on était souvent à la piscine, mais finalement on travaillait intensément » ). Survint ensuite la guerre d’Algérie. 27 mois sous les drapeaux, dont une partie à des travaux de recherche ( « j’ai appris à me plonger dans des sujets très différents de mes intérêts de départ, que je n’aurais jamais étudiés sans cela, dont certains concernaient la marine et d’autres le nucléaire » ).

Revenu à la vie civile, PGdG reprend une carrière qui ne cessera de se dérouler au grand galop. Nommé maître de conférence à la nouvelle faculté d’Orsay, il y enseigne la mécanique quantique au début des années soixante. Mais le voilà bien vite fasciné par un sujet qui vient de bouleverser la physique : la compréhension théorique de la supraconductivité, ce phénomène identifié par Kammerlingh Onnes un demi-siècle auparavant, resté depuis sans explication. « Nous avons créé un groupe expérimental et nous avons persuadé une autre équipe de former une unité de recherche théorique et de s’y fédérer. Tout cela se faisait dans un style très collégial. La majorité des articles étaient publiés, sans nom d’auteur, sous la signature du Groupe Supraconductivité d’Orsay. On ne définissait pas un sujet de thèse pour chacun, mais tout notre pool d’expérimentateurs travaillait sur une recherche que l’on découpait ensuite, pour les besoins, en différents travaux. Cela nous donnait une capacité d’intervention très utile. »

Cristaux liquides et polymères rampants

>Après quatre ans, fin de ce chapitre. Les nouvelles avancées – connaissances et applications – de la supraconductivité à basse température ont atteint un seuil. Les chercheurs d’Orsay et leur pilote de Gennes changent de cap. Direction cristaux liquides. La dynamique expérimentale se remet en place et sept équipes de la faculté (optique, résonance nucléaire, étude des défauts, chimie, rayons X, hydrodynamique, ainsi que des théoriciens) décident de partager leurs savoirs spécifiques au sein d’un Groupe cristaux liquides. « Ces recherches ont contribué à des avancées importantes vers les écrans à cristaux liquides, dont ceux qui seront développés quelques années plus tard par la société Thomson. Mais, grosse erreur, nous avons omis de nous préoccuper de telles retombées en termes d’applications. A l’époque, la recherche n’avait pas de problème de financement et nous ne souciions guère de prendre des brevets. »

La page tournée, PGdG s’investit dans les polymères. Dans le cadre de synergies entre le Collège de France, qu’il vient d’intégrer, et des chercheurs de Saclay et de Strasbourg (Groupe Strasacol), il forme une équipe qui s’intéresse tout particulièrement aux polymères fondus. « Ces chaînes polymériques font songer à un méli-mélo de spaghettis. Nous avons voulu comprendre comment se font et se défont ces enchevêtrements auxquels j’ai donné le nom de reptation, en pensant à un serpent se faufilant parmi d’autres. Nos travaux ont apporté un éclairage sur la mécanique rhéologique des polymères, c’est-à-dire sur la plasticité et l’élasticité de leurs réponses à des contraintes, par exemple le filage des textiles synthétiques. »

Pour de Gennes, l’univers du « plastique » représente un mariage exemplaire entre la physique et la chimie, ces sciences qui « devraient être traitées comme des sœurs jumelles ». Un mariage qu’il concrétise, en 1976, lorsqu’on lui demande de diriger un institut qui les rassemble, l’École supérieure de physique et de chimie industrielle de Paris (ESPCI), où sont formés des ingénieurs de recherche.

De l’utilité du Nobel

Pour ses étudiants, le nouveau patron veut du concret. Pendant des années, il bataille pour un aggiornamento et une ouverture des formations vers des domaines d’avant-garde. L’argument décisif lui viendra de l’aura de son Nobel de Physique, en 1991. Ce prix lui fut décerné pour les méthodes et études « des phénomènes d’ordre dans des systèmes simples pouvaient être généralisées à des formes plus complexes de la matière, en particulier aux cristaux liquides et aux polymères ».

Important, tout de même, ce Nobel « Mineur  » Et de balayer la récompense d’un geste de dénégation – humour ou coquetterie – en ranimant la flamme de son éternel cigarillo. « L’important, c’est qu’on m’a finalement écouté. Nous avons ainsi pu créer un enseignement en biologie et, plus récemment, un mastère de bio-ingénierie qui regroupe des gens s’occupant de neurologie, d’optique et d’acoustique. Il a fallu deux Nobel, celui de George Charpak et le mien, pour y arriver. »

Aujourd’hui, Pierre-Gilles de Gennes a quitté l’ESPCI, mais pas la recherche. Il est conseiller du Président de l’Institut Curie (qui regroupe un hôpital et un institut de recherche sur le cancer) et travaille intensément, depuis quelques mois, sur les problèmes de mémoire. « Le cerveau, on n’y comprend pas grand chose et c’est le plus grand problème scientifique de notre époque. Je m’y suis intéressé à travers ma fille, qui a fait une thèse en neurobiologie. Certains penseront que je saute d’un sujet à l’autre. D’autres passent vingt ans sur un même problème. Ces deux types d’esprit sont nécessaires. »

Est-il un domaine dans lequel Pierre-Gilles de Gennes se revendiquerait comme expert ? « Vous savez, les experts sont souvent comme les militaires. Ils sont experts de la dernière guerre mais pas de la prochaine. »


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