Roman Kaiser parcourt les cinq continents à la recherche de senteurs nouvelles. Ce scientifique a inventé une méthode pour capter les odeurs, inspirée par le héros du roman «Le Parfum».
Une montgolfière s’approche de la canopée, dans ce coin reculé de la forêt amazonienne en Guinée française. Elle se pose juste à la surface des arbres. Roman Kaiser en descend et prend pied sur une passerelle légère, accrochée en dessous de la nacelle. Il sort une bulle de verre et la place sur une fleur de bignonia ou jasmin de Virginie. La riche senteur fruitée et vanillée se diffuse dans le globe transparent et remonte par un petit embout, relié à un tube. Au cours de ce trajet, elle est capturée par une substance à base de polymère, très réceptive aux odeurs, puis extraite grâce à un solvant. Le concentré obtenu ainsi est placé dans une ampoule. Mission accomplie : le chasseur de parfums a réussi à capturer une nouvelle senteur inconnue.

Roman Kaiser s’est inspiré de techniques anciennes pour créer son capteur d’odeurs.
De retour en Suisse, Roman Kaiser fera analyser le contenu de la fiole, grâce à des techniques de chromatographie et spectrométrie. La senteur ainsi décortiquée pourra alors être reproduite artificiellement, sous forme de molécules chimiques. Par la suite, elle servira d’ingrédient de base pour produire des parfums. Roman Kaiser, qui est à la fois chimiste, botaniste et parfumeur pour Givaudan, court le monde à la recherche de nouvelles odeurs depuis trente ans. Né à Kirchberg dans le canton de Saint-Gall en 1945, il s’est très rapidement découvert une passion pour le monde des odeurs. «C’est le fil rouge de ma vie. Petit déjà, je ramassais des fraises pour en faire de la confiture, je cueillais des herbes pour produire du thé.»
L’invention au milieu des années 70 d’une nouvelle méthode pour capturer les senteurs « le dispositif «headspace» décrit ci-dessus » lui permet de donner libre cours à sa passion. Cette technique a pour avantage de ne pas détruire la plante ou la fleur lorsqu’on en extrait l’odeur. L’opération de capture du parfum prend entre dix minutes et trois heures, selon la puissance de l’effluve, et laisse le végétal intact. Elle peut donc être utilisée pour les espèces rares ou difficiles à atteindre, qui ne peuvent pas être exploitées à grande échelle selon les méthodes d’extraction traditionnelles. Financièrement, elle est également lucrative: 1 gramme d’essence naturelle de rose de mai coûte 35 000 francs ; la même quantité de produit fabriquée chimiquement vaut cent fois moins cher.
Une technique ancienne
La méthode de Roman Kaiser s’inspire des anciennes techniques d’effleurage à froid, utilisées jusqu’au milieu du XIXe siècle, avant l’invention de la chimie moderne. «Dans Le Parfum de Patrick Süsskind, le héros, Jean-Baptiste Grenouille, se sert de cette technique pour capturer la senteur des jeunes femmes qu’il tue», raconte le parfumeur globe-trotter. A l’époque, les fleurs étaient placées sur un châssis recouvert de graisse purifiée. La matière grasse absorbait alors les effluves, tout comme le polymère aujourd’hui. «Un peu à la manière du beurre qui prend l’odeur de ce qui se trouve dans votre frigo.»
Sorte de Grenouille non violent des temps modernes, Roman Kaiser a déjà décortiqué la structure de quelque 2400 espèces, dont 450 ont été reconstituées chimiquement. «J’ai identifié environ 200 nouvelles combinaisons de molécules.» Lorsqu’il part en voyage « que ce soit au fin fond de la jungle amazonienne ou sur les bords de la Méditerranée » Roman Kaiser reste toujours à l’affût de senteurs originales. «La nouveauté ne se manifeste pas immédiatement. Elle est dure à reconnaître. C’est pourquoi il faut demeurer extrêmement alerte lorsqu’on explore une région. Je ne pars jamais plus de deux semaines à la suite, ce serait trop exténuant pour mon nez.» Ainsi, alors qu’il passait en voiture le long d’un champ de coquelicots sur la côte ligure, en Italie, un soir d’été de 1991, il ne pouvait s’attendre à trouver une nouvelle odeur. Il s’est pourtant arrêté, attiré par une exhalaison qu’il ne connaissait pas, il a alors pu découvrir qu’elle provenait de l’oliveraie en fleur qui se trouvait derrière le champ. Un phénomène qui ne se produit que deux jours par an entre 19 h et 21 h. L’odeur des oliviers en fleur, qu’il capture, est désormais utilisée en parfumerie.
Mais les fragrances dignes d’être saisies ne se trouvent pas uniquement dans les régions à la végétation luxuriante. «Même les zones avec peu de biodiversité peuvent être sources d’odeurs intéressantes», relève le chercheur. Les hauts plateaux des Alpes suisses lui ont ainsi fourni la douce senteur intitulée «Watermelon Snow», qui provient d’une algue rouge poussant sur les glaciers.
Respecter la nature
Le chasseur de parfums entretient un rapport protecteur avec cette nature qui lui fournit tant d’effluves. Il tient également à sauvegarder les populations qui habitent les zones qu’il visite. «Lors de mes voyages en Amazonie, à Madagascar ou au Gabon, il était très important que les peuples locaux soient associés à ma démarche. Ces expéditions, coorganisées avec l’ONG Pro Natura, se déroulaient sur leur lieu de vie après tout!» Une partie de l’argent fourni par les sponsors de l’équipée a ainsi servi à financer des projets au service de ces communautés. «De même, lorsque je me suis rendu en Afrique du Sud, j’ai entamé une collaboration avec l’Institut national de botanique. Je leur ai fourni deux botanistes pendant deux ans», poursuit le scientifique, qui se défend de pratiquer de la «biorapture». Dernier projet en date, Roman Kaiser a décidé de répertorier les odeurs de plantes, fruits, arbres et fleurs en voie de disparition. Avec cette initiative, baptisée «Scent of Vanishing Flora», il veut constituer une sorte de «catalogue odoriférant des espèces menacées.» Capturer leur senteur une dernière fois, juste avant qu’elle ne s’évapore à jamais.
Auteur : Julie Zaugg, photo : René Ruis
Source : www.migrosmagazine.ch
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