Lepetit : Tout un fromage !


A la fin du XIXe siècle, le négociant normand Victor-Auguste Lepetit se démarque de la concurrence par des techniques de production innovantes. Le label et les médailles suivront. Du travail « bien fait ».

Dimanche 11 avril 1928, les habitants de la bourgade normande de Vimoutiers sont à la fête. Alexandre Millerand, ancien président de la République et sénateur de l’Orne, vient inaugurer le monument à la mémoire de Marie Harel, à qui l’on doit, selon la légende, la naissance du camembert. Légende contestée par certains érudits qui se fondent sur des textes anciens pour affirmer la présence d’une spécialité fromagère dès 1680 à Camembert, village du pays d’Auge. Ainsi Thomas Corneille évoque-t-il en 1708, dans le Dictionnaire universel géographique et historique, qu’« il se tient à Vimoutiers tous les lundis, un gros marché où l’on apporte les excellents fromages du païs de Camembert ».

D’autres avancent qu’en pleine tourmente révolutionnaire Marie Harel aurait caché en 1791 un prêtre réfractaire, l’abbé Charles-Jean Bonvoust, bénédictin, prieur de Rouxville. Celui-ci lui aurait confié les secrets de fabrication du brie de Meaux qui permettent la formation d’une croûte – alors que le camembert n’est encore qu’un fromage « blanc ». De cette union entre la terre et le goupillon serait né un nouveau fromage, du nom du village d’origine de Marie Harel, Camembert. Répertorié dans les archives de l’église au XVIe siècle sous le nom de « Campo Mauberti » en référence au Franc nommé Mambert, propriétaire au Moyen Age d’un vaste terrain, le Champ de Mambert. Le nom, changé en « Camembert » par les générations, devient un mythe national grâce à de nombreuses dynasties fromagères (Lanquetot, Claudel) nées au XIXe siècle.

Parmi elles, la famille Lepetit se singularise par son ancienneté et son dynamisme. Victor-Auguste Lepetit serait peut-être resté un modeste négociant de volailles, œufs et beurre s’il n’avait épousé Marie-Louise Léontine Brée, douée pour le commerce. Le ménage, installé en 1872 route de Thieville à Saint-Pierre-sur-Dives, franchit la Manche en 1875 et ouvre une succursale à Londres pour exporter les fromages augerons. Ils vont développer leur négoce aux États-Unis et même aux Indes. La mévente du beurre normand, concurrencé par le beurre danois de meilleure qualité et moins cher, les conduit à changer d’activité. Au contact de leur voisin et ami Léon Serey, descendant de Marie Harel, le couple Lepetit découvre la recette de fabrication du camembert. En 1884, il acquiert la ferme de Saint-Maclou à Sainte-Marie-aux-Anglais (Calvados), site qui aujourd’hui encore produit le camembert Lepetit.

De cinq cents camemberts par jour, au lait cru, moulés à la louche, la production passe à trois mille en 1891, sans compter les mille fromages de Pont-l’Evêque et les cinq cents de Livarot. Fort de l’invention, en 1890, par l’ingénieur Ridel, de la boîte en peuplier et de l’étiquette, le camembert, ainsi protégé, va pouvoir conquérir la France et le monde autrement que sur un lit de paille !

A la pointe des progrès techniques, Auguste Lepetit installe en 1891 un téléphone qui relie l’usine de Saint-Maclou à l’établissement de Saint-Pierre-sur-Dives. De quoi passer plus rapidement les commandes. Il y aménage le premier hâloir à trappes. Une chaufferie alimente une machine à vapeur et un alternateur pour l’éclairage et la force motrice. Les barattes, écrémeuses, et autres malaxeurs sont actionnés à l’électricité. Vigilant sur la qualité de son fromage et la réputation de son nom, Auguste Lepetit sollicite régulièrement le professeur Mazé, de l’Institut Pasteur, pour surveiller le processus d’affinage. On ne parle pas encore d’intégration verticale quand Auguste adjoint à son usine des ateliers de charronnage pour la fabrication et l’entretien des voitures qui collectent le lait, une maréchalerie, une ferblanterie et une menuiserie. Quelque cent ouvriers sont logés sur place et nourris avec les produits des onze fermes de la société.

Au décès d’Auguste, en 1909, sa femme et ses deux fils, Henri et Joseph prennent le relais de la société Auguste Lepetit et fils. A la veille de la Première Guerre mondiale, la maison Lepetit produit 7 000 camemberts par jour grâce au lait de leur troupeau de vaches et la collecte du lait dans plus de mille six cents fermes. Pendant la Grande Guerre, Joseph est envoyé au front dont il reviendra gazé et handicapé. Le camembert, lui, fait partie de la ration de combat des poilus et devient symbole national. Durant l’entre-deux guerres, Henri Lepetit fait de son nom une marque de qualité, comme l’attestent les 58 médailles d’or et d’argent décernées lors des concours agricoles. Au reste, la cour d’appel d’Orléans, dans son jugement rendu le 20 janvier 1926, a déclaré que le nom de « camembert » était devenu générique et tombait dans le domaine public. Plus que jamais, la qualité prime pour se différencier de la concurrence. Henri Lepetit, seul aux commandes depuis le décès de sa mère en 1929, remplace les voitures à cheval par des véhicules automobiles, afin d’améliorer le ramassage du lait et la livraison des fromages, et fait entrer dans les fermes les premiers équipements frigorifiques.

La renommée est telle que, jusqu’au transfert des Halles à Rungis en 1969, la société Lepetit fera le cours du camembert. Pour bien associer dans l’esprit des consommateurs la marque Lepetit au camembert, la société sponsorise, dès 1943, la course cycliste Paris-Camembert Lepetit, une épreuve où s’illustreront entre autres trois illustres vainqueurs du Tour de France : Joop Zoetemelk, Bernard Hinault et Laurent Fignon.

Entré en 1978 dans le giron du groupe Besnier (Lactalis depuis 2000), Lepetit, qui bénéficie de l’AOC depuis 1983, doit composer dans les rayons des grandes surfaces avec les camemberts pasteurisés. Mais Serpentine, sacrée en 1924 « meilleure vache laitière de France et du pays d’Auge », veille sur l’étiquette à la qualité du produit. Et le label « moulé à la louche » s’affiche toujours sur la boîte, entourée de vingt médailles.

Auteur : Jean Watin-Augouard

Source : www.historia.presse.fr


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