L’ingénierie de papa a vécu. Les bureaux d’études en bois poli, fleurant bon la cire, et les tables à dessin chez un Dassault Aviation ne sont plus de mise depuis longtemps. L’ingénierie d’aujourd’hui a changé radicalement de visage : elle est devenue une machine à produire l’innovation attendue par les marchés. Le déploiement de l’informatique scientifique et technique, le développement de l’électronique et des logiciels embarqués, leur intégration avec d’autres technologies (mécanique, électricité, etc.) ont révolutionné l’ingénierie et ont bouleversé totalement ce secteur. Et l’on ne parle ici que de technologie. La mondialisation, l’ouverture des marchés, la pression concurrentielle, la baisse des coûts et les gains de productivité ont transformé un artisanat qui avait sa noblesse en une industrie de l’ingénierie constituée de processus prévisibles et répétables. Mais, c’est sans prendre en compte la part d’incertitude inhérente à la conception qui engendre de dramatiques retours en arrière, mettant en péril cette même conception. Cette exigence aveugle dans la performance entraîne, de manière inévitable, une certaine déshumanisation du métier. Il n’est pas étonnant que, dans ce schéma rigide, certains employés de bureaux d’études ne supportent plus le stress et en arrivent à des situations de blocage ; dans certains cas, d’extrême détresse psychologique.
Pour faire baisser cette pression préjudiciable, faisons un peu de prospective et essayons d’imaginer ce que seront l’ingénierie de demain et l’introduction de l’innovation dans les services, les produits et les processus et voyons comment elles pourront contribuer à la croissance de notre pays. Inspirons-nous de quelques modèles pertinents qui nous enseignent que l’on peut pratiquer l’ingénierie autrement. Voici quatre solutions pour réhumaniser cette activité et améliorer sa performance.
Premièrement, il faut distinguer les processus de développement industriel des phases amont de conception, dans lesquelles il faut de la liberté. On peut considérer que développer un produit, ça se gère comme une usine. Mais à condition que tous les degrés d’incertitude aient été levés auparavant et qu’on ait bien pris la précaution de vérifier que l’on arrivera à faire du premier coup tout ce que l’on veut développer. Les indicateurs qui servent à piloter le gros des troupes sont totalement inadaptés pour piloter les phases amont. Dans ces dernières, il faut s’attacher à vérifier qu’on ne produit que des exigences réalisables et qu’on est parfaitement en ligne avec le marché, en termes d’introduction d’innovations. Le modèle ici, c’est Michelin. Chez le numéro un mondial du pneu, on évite de « cherlopper ». Ce néologisme veut dire : mélanger la recherche et le développement. On s’est aperçu que le mixage des deux ne donne pas de bons résultats.
Deuxièmement, il faut réhabiliter le savoir. Aujourd’hui, en France, on est très mauvais dans la gestion des connaissances parce que les bureaux d’études produisent les connaissances une fois le projet terminé : c’est le retour d’expérience. Cette tâche, venant s’ajouter aux autres, est vécue comme une corvée alors que les échéances du projet sont révolues et que l’on démobilise pour passer à un nouveau projet. Les connaissances produites sont au mieux considérées comme une aide, au pire comme un boulet. Il faut radicalement changer de point de vue. Toutes les décisions à prendre dans la conception d’un produit doivent être validées par un savoir déjà acquis… ou à acquérir dans le cadre du projet. Est-ce que je peux pousser à telle puissance tel module électronique, est-ce que je peux réduire autant la masse de cette pièce ? Voilà les questions que le chef de projet doit se poser avant d’engager le développement… Et toutes les réponses doivent être justifiées par les connaissances qui deviennent la matière première de la conception. On est là dans le modèle Toyota.
Troisièmement, virtualiser le bureau d’études. Car le modèle Toyota possède ses propres limites. C’est Toyota City. Quand on a des bureaux d’études un peu partout dans le monde, qu’on achète des sociétés et qu’on les intègre, il faut partager au moyen d’outils informatiques toutes les informations et les connaissances nécessaires aux projets. Les systèmes de PLM (« product lifecycle management ») qui gèrent les données produites par l’ingénierie devront devenir communicants et permettre le partage entre partenaires engagés dans un codéveloppement. Il convient d’établir des correspondances entre structures et formats de données mais également entre significations et utilisations de données. De nouvelles technologies comme le Web sémantique vont acquérir demain leurs lettres de noblesse. Des outils du savoir comme le wiki ou l’e-learning vont se développer en entreprise. Boeing est un modèle en la matière. L’avionneur américain a totalement refondu ses systèmes d’information pour développer son nouvel avion, le Dreamliner 787.
Enfin, quatrièmement, il est absolument nécessaire de reconsidérer la dimension humaine. Quand un service d’ingénierie ou de recherche et développement (R&D) est composé de plusieurs milliers de personnes, il est difficile de mettre tout ce monde à l’unisson, même quand son directeur est un bon chef d’orchestre. Et puis, l’exigence de performance qui pèse sur les épaules des collaborateurs les a parfois déstabilisés au point de leur faire perdre confiance dans le management. Il faut à tout prix introduire dans l’ingénierie de demain du changement durable. On peut rétablir cette confiance en supprimant les indicateurs inadaptés, en revalorisant le savoir, en redonnant du sens au management. Et cette confiance retrouvée engendrera des succès en matière de développements technologiques, qui eux-mêmes contribueront à la croissance du pays. Ne croyez pas que ce cercle vertueux soit une utopie. Les TGV, AGV et les Airbus de demain ne peuvent croître que sur ce nouveau terreau.
Auteur : MICHEL MAURINO est PDG de Vinci Consulting, spécialiste du management de la technologie et de l’innovation.
Source : www.lesechos.fr
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