Michel Callon est un des chercheurs les plus marquants de la sociologie des sciences en France. Professeur à l’École des mines de Paris et chercheur au Centre de sociologie de l’innovation, sa notoriété déborde largement nos frontières. Critiquant la distinction traditionnelle entre recherche publique et recherche privée, il estime que les pouvoirs publics, les chercheurs et les entreprises doivent voir que le monde a changé. Il faut, selon lui, imaginer des formes d’organisation qui rendent largement discutables les orientations de la science. C’est la première fois qu’il s’exprime dans la presse sur la crise de la recherche en France.
LE FIGARO. Avez-vous été consulté par le CIP, aussi appelé «comité Beaulieu-Brézin» ?
Michel CALLON. Non. Nous sommes pourtant en relation avec de nombreux chercheurs en France et à l’étranger qui réfléchissent sur l’organisation et la place de la science dans la société. On aurait beaucoup de choses à dire sur les différentes formes d’organisation de la recherche et sur leurs mérites respectifs. Certes, il faut «sauver la recherche» et les chercheurs, mais pour faire quoi ? C’est la véritable question, et elle est progressivement passée au second plan.
Il n’y a donc pas de vrai débat, selon vous.
Des propositions ont fleuri, mais elles émanent pour l’essentiel du milieu des chercheurs. Ce n’est pas suffisant. D’autres groupes sont concernés et je ne suis pas certain qu’on les ait suffisamment écoutés et que leurs propositions aient été prises en compte.
Pourquoi ?
Le débat actuel ressemble à un jeu de rôle, avec tout ce que cela suppose de connivences et de rigidités. Tout le monde semble d’accord sur le fait que la science fondamentale n’a pas à être discutée en dehors du cercle restreint des spécialistes. Oh, certes, il y a des différences entre les protagonistes. Certains pensent qu’elle est bonne en soi. D’autres admettent que les applications peuvent être plus ou moins bonnes. Mais ces différences sont secondaires. Tous se retrouvent pour croire en une science fondamentale, distincte des usages qu’on en fait, et qui constitue en soi un bien public, quelque chose dont chacun peut tirer profit. Cette affirmation n’a rien de nouveau. Elle a été élaborée par des économistes tout à fait orthodoxes (Jean-Baptiste Say au début du XIXe siècle et Kenneth Arrow voilà près de cinquante ans). Mais on sait maintenant que ce modèle est faux. Il est faux sur le plan économique : la connaissance n’est utilisable que par le petit nombre de ceux qui ont les moyens de l’orienter et de l’utiliser. Il est faux sur le plan politique, car il existe mille publics différents qui définissent le bien et le mal de mille manières différentes.
Cette définition étroite de la science fondamentale a selon vous des conséquences fâcheuses. Lesquelles ?
Faire comme si elle était un bien public en soi, c’est dresser l’un contre l’autre le monde de la recherche académique financée par les contribuables et celui de la recherche privée, celui du savoir considéré comme désintéressé et celui des applications qualifiées d’intéressées. Ce modèle, partagé par les différents protagonistes du débat en cours, est le degré zéro de la réflexion politique. La crise actuelle aurait pu être l’occasion de s’en débarrasser. Mon sentiment est que, après six mois de mobilisation étroitement encadrée par l’Académie des sciences, il va sortir renforcé.
Vous allez même plus loin. L’opposition entre recherche publique et recherche privée ne vous paraît pas pertinente. Pourquoi ?
Il faut d’abord rappeler que cette distinction est assez récente : tous les grands scientifiques du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle se trouvaient au centre de réseaux liant recherche universitaire et activités industrielles. Il n’y a aucune raison pour que cette division, dont les historiens ont montré qu’elle avait été rendue possible puis entretenue par la guerre froide et les grands programmes militaires, se maintienne. D’ailleurs depuis le début des années 80, les échanges, les relations et les interférences se sont multipliés. Certains s’en félicitent, d’autres le cachent ou le dénoncent.
La situation de la recherche est donc beaucoup plus compliquée qu’on veut bien le dire.
On voit bien d’abord qu’il est de plus en plus difficile d’associer exclusivement recherche fondamentale et financement public. Une grande partie de la recherche réalisée dans les organismes publics est finalisée et, dans le même temps, des entreprises soutiennent des travaux fondamentaux de haut niveau. Dans notre pays, les chercheurs qui veulent explorer des pistes nouvelles butent souvent sur le conservatisme des institutions publiques. C’est grâce à la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST), création gaulliste, que la biologie moléculaire a émergé en France malgré tous les obstacles imaginés par le CNRS pour la tuer dans l’œuf. Tous ceux qui disent que les financements publics permettent de soutenir l’apparition d’idées nouvelles, qui sans eux ne verraient jamais le jour, profèrent des contre-vérités.
Vous vous intéressez de près aux rapports étroits que la société civile entretient avec la recherche. Et ils sont de plus en plus nombreux.
C’est assez récent, mais cela se développe très vite. Les associations rassemblant des malades, des usagers ou de simples citoyens s’engagent dans la recherche pour l’orienter, l’organiser et parfois pour participer aux investigations. Il suffit de donner l’exemple de l’Association française contre les myopathies (AFM), de la Ligue contre le cancer ou encore de la Criirad. Voilà qu’apparaissent des publics, des groupes concernés, qui ne sont pris en compte ni par les élus ni par les chercheurs professionnels. Et il y a de bonnes raisons pour penser que leur cause avance mieux quand ce sont eux qui s’en occupent ! Comme on le voit, le paysage se complique. Il montre le peu de pertinence de l’opposition entre secteur public et secteur privé ou entre État et marché. Il est sans doute préférable de distinguer entre deux types de recherche : la recherche d’exploration et la recherche d’exploitation.
Ce n’est pas souvent qu’on entend des choses pareilles. Pouvez-vous préciser votre pensée ?
La première vise à ouvrir de nouvelles pistes encore peu connues et incertaines. La seconde joue la carte plus sûre et souvent très productive de l’approfondissement de thématiques et de cadres conceptuels dont la validité est reconnue. Cette distinction, il faut le souligner, ne recoupe pas la distinction entre recherche fondamentale et recherche appliquée ou orientée. La recherche d’exploitation peut nécessiter des travaux très abstraits, très formels et produire des connaissances de base.
Cette distinction permet-elle de poser autrement la question de l’organisation et du financement de la recherche ?
L’organisation de la recherche d’exploration doit être ouverte : les objectifs, les méthodes, les résultats doivent pouvoir être discutés largement puisque tout est encore incertain et flou. La recherche d’exploitation peut être organisée de manière plus fermée car il est plus facile de s’entendre sur la pertinence des stratégies suivies et sur la qualité des résultats obtenus.
Vous n’hésitez pas à contester le fait que la recherche d’exploration doive être systématiquement conduite dans des organismes publics, financés par les pouvoirs publics ?
Évidemment. Les pays étrangers l’ont bien compris qui passent souvent par des fondations privées pour soutenir la recherche ouverte, celle qui se lance dans l’exploration de pistes incertaines. Elle peut être aussi soutenue par le secteur à but lucratif : les entreprises ont parfois intérêt à investir dans le défrichage de pistes nouvelles. Inversement, il n’est pas rare que les pouvoirs publics s’investissent dans des recherches d’exploitation pour répondre à des demandes ignorées par le secteur privé. Le droit de la propriété intellectuelle est un puissant levier pour régler les agencements entre recherche ouverte et recherche fermée, car c’est lui qui règle la circulation des savoirs. On ne peut qu’être désolé par l’absence de débat sur ces questions qui sont capitales pour les années qui viennent. Ce déficit de réflexion ne concerne d’ailleurs pas que notre pays !
La société française peut-elle réformer sa recherche publique ?
Il faut que les pouvoirs publics, les chercheurs et les entreprises acceptent de voir que le monde a changé. Le jeu à trois est terminé. Les publics concernés font pression pour que l’on organise autrement la recherche. L’aventure des logiciels libres comme Linux montre que de nouveaux modèles sont envisageables et que de nouveaux acteurs porteurs d’innovations naissent un peu partout. La France n’est pas à l’écart de ce mouvement, loin de là. L’organisation de la recherche sur le sida et le rôle qu’a joué l’ANRS sont exemplaires. J’ai cité le cas de l’AFM mais il faudrait mentionner aussi l’Alliance des maladies rares. N’oublions pas les initiatives récentes de l’Inra et de l’Inserm qui se sont ouverts à des débats sur leurs orientations. Notre société bouge. Il faut profiter de ce dynamisme pour mettre en place des formes d’organisation qui permettent d’en tirer profit. Mais, pour cela il faut que nos chercheurs et nos décideurs se débarrassent de l’idée qu’il existe une science fondamentale qui échappe au débat politique.
A lire : Agir dans un monde incertain – Essai sur la démocratie technique, de Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, Seuil, 2001.
Auteur : Y. M.
Source : www.lefigaro.fr
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