Des inventions sous surveillance


Bien qu’occulté par la double torpille du non français et néerlandais et par la question minée du prochain budget de l’Union, le travail des institutions européennes suit son cours habituel. En témoigne la proposition de directive concernant la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur, une initiative apparemment anodine, mais déterminante pour le développement de l’économie de la connaissance que souhaite bâtir l’Europe.

A l’origine simplement destiné à harmoniser au niveau de l’Union les pratiques actuelles en matière de brevets, le projet de directive a fini par susciter un débat de fond, portant davantage sur la possibilité même de délivrer des brevets que sur les conditions de leur octroi.

Michel Rocard, rapporteur et ancien premier ministre français, insiste sur le fait que les logiciels, étant de l’ordre de l’immatériel, ne possèdent pas les caractéristiques techniques requises pour une demande de brevet. Pour M. Rocard, la question qui se pose est celle de la diffusion du savoir et des idées dans la société : selon ses propres termes, l’expression logicielle « ne doit en aucun cas conduire à renoncer au principe du libre accès, qui est le seul à préserver la capacité foisonnante de l’humanité à créer constamment de nouveaux savoirs « .

Un débat aussi vieux que le système des brevets lui-même, auquel fait allusion ce mot désormais célèbre d’Abraham Lincoln : « Avant la Constitution américaine, quiconque pouvait instantanément utiliser ce qu’un autre avait inventé de sorte que l’inventeur n’avait pas d’avantage spécial à tirer de sa propre invention. Le système des brevets changea cela ; il assura l’inventeur, pour un temps limité, de l’utilisation exclusive de son invention. De ce fait, il mêla au feu du génie le combustible de l’intérêt, pour la découverte et la production de choses nouvelles et utiles. »

Les inventions logicielles sont omniprésentes dans notre société de l’information, dont elles constituent indubitablement l’une des principales caractéristiques. Prenons l’exemple de l’industrie automobile européenne.

Nos voitures sont plus sûres et plus respectueuses de l’environnement, des avantages que l’on doit en grande partie à l’intelligence embarquée, comprenant en particulier les systèmes de freinage antiblocage (ABS), les airbags, les systèmes de navigation, les systèmes d’injection de carburant et la transmission à énergie de substitution.

Toutes ces inventions sont le produit d’un savoir-faire humain de haut niveau et de dépenses en recherche et développement. Exemples éloquents de l’avantage compétitif de l’Europe, elles sont toutes protégées par des brevets. De plus en plus, les améliorations techniques dans ce domaine se fondent sur le développement de logiciels.

Or la valeur de ces avancées en tant que propriété intellectuelle risque fort d’être réduite à zéro si le Parlement européen opte pour l’interdiction ou la limitation stricte des brevets couvrant les logiciels dans les inventions mises en œuvre par ordinateur, tels qu’ils sont jusqu’ici autorisés par la loi et la pratique européennes.

Dans les télécommunications, les anciens centraux téléphoniques câblés ont cédé la place à des systèmes sophistiqués pilotés par logiciel. Alcatel, qui figure parmi les leaders européens et mondiaux dans son domaine, investit 13 % de son chiffre d’affaires dans la recherche, le développement et l’innovation, ce qui fait de ce groupe une entreprise modèle au regard des objectifs de Lisbonne. Tous ses produits font appel à des logiciels dont la valeur diminuera si elle est négligée ou amoindrie par les législateurs de l’Union européenne, affaiblissant du coup la position de premier plan du groupe. Ses concurrents non européens en sortiront vainqueurs.

Les grandes sociétés européennes excellent dans de nombreux domaines de notre quotidien, des systèmes d’appareillage médical aux techniques de home cinéma, en passant par les téléphones portables, les systèmes de navigation aéronautique, les ascenseurs, les réfrigérateurs ou les lave-vaisselle.

Tous ces produits font appel à des inventions mises en œuvre par ordinateur dans les domaines technologiques les plus variés. C’est là le fruit d’efforts et d’investissements réguliers pour mener à bien le développement et la commercialisation de ces produits. Les eurodéputés espèrent-ils sérieusement qu’une telle situation puisse perdurer en Europe si l’effort d’innovation est moins bien rémunéré, voire pas du tout ?

Le rapporteur évoque le devoir du Parlement européen d’innover en politique. Or il convient de ne pas confondre innovation en politique et politique d’innovation. Là encore, l’exemple qui suit est éloquent. SAP, basé dans l’UE, figure parmi les premiers groupes mondiaux dans son domaine. Son chiffre d’affaires annuel s’établit à 7,5 milliards d’euros, 1 milliard est réinvesti dans la recherche et le développement, dont 85 % le sont dans l’UE. Quel intérêt cette société aurait-elle à consacrer 850 millions d’euros à la recherche et à l’innovation dans l’UE si la valeur de cet investissement en tant que propriété intellectuelle est égale à zéro ? La capacité foisonnante de l’humanité à créer est-elle davantage stimulée par le tout gratuit ou par de réelles incitations ? Si vous étiez l’un des 6 500 concepteurs travaillant dans les laboratoires de logiciels de SAP (dont 5 000 personnes travaillant pour la recherche rien qu’en Allemagne), seriez-vous prêt à miser votre avenir sur de telles incertitudes ?

Pendant ce temps, nos concurrents suivent de près l’évolution de cette situation. Nulle part au monde les députés ne sont prêts à porter intentionnellement atteinte aux droits de propriété intellectuelle. Bien au contraire, les gouvernements sont en train de les étendre à des domaines dans lesquels la contrefaçon, et non le droit de la propriété intellectuelle, était jusque-là la norme. Ainsi les droits nationaux de propriété intellectuelle sont en train d’évoluer rapidement en Chine, où l’on dénombrait, en 2000, plus de 50 000 demandes de brevets nationaux.

En 2004, ce chiffre est passé à plus de 100 000. Les universités chinoises déposent déjà chaque année presque autant de demandes de brevets nationaux que celles des États-Unis et six fois plus que l’État de l’UE affichant les meilleures performances universitaires, à savoir le Royaume-Uni. Est-ce vraiment le moment de dilapider les fruits de l’économie du savoir et du capital humain de l’Europe ? L’Europe ne peut se permettre de suivre une logique analogique pour construire notre avenir numérique.

Auteurs : Pat Cox est ancien président du Parlement européen et conseiller de l’Eicta (European Information and Communications Technology Industry Association). Rudi Provoost est président de l’Eicta.

Source : www.lemonde.fr


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