La menace des «brevets camelote»


Les Suisses devront payer plus cher pour protéger une invention dans plusieurs pays. Cela ne suffira pas à juguler l’inflation de demandes sans grand intérêt, estiment les expert.

Depuis le 1er avril, les chercheurs et inventeurs suisses doivent débourser 5 à 10% de plus pour une demande de dépôt de brevet auprès de l’office européen de délivrance, l’OEB. Ils en ont déposé 5864 l’an dernier, ce qui dénote le dynamisme de ce petit pays, premier du tableau de bord européen de l’innovation en 2009 pour la seconde année consécutive. La Suisse est même championne du monde des publications scientifiques et des brevets triadiques (couvrant l’Europe, les États-Unis et le Japon) par million d’habitants.

Mais cette belle activité inventive masque un sérieux problème, celui des junk patents, terme que l’on peut traduire par «brevets camelote». «La qualité des brevets constitue un vrai problème», affirme Alban Fischer, chef de division à l’Institut fédéral de la propriété intellectuelle (IPI), à Berne. Traduction: trop de pseudo-chercheurs se prennent pour le Professeur Tournesol. «Tout le monde rêve de reproduire l’histoire magnifique de la bande velcro, du stylo à bille ou du post-it», déclare Narcisse Niclass, fondateur de la plateforme d’information gratuite www.invention.ch, dirigée depuis Nierlet-les-Bois dans le canton de Fribourg. «Chaque année, je vois passer trois ou quatre projets d’amélioration de la bicyclette. Et lorsque vous essayez de dissuader quelqu’un de déposer une demande de brevet, il vous ressort souvent ces exemples.»

De nombreux experts reprochent aux offices de délivrance d’appliquer des critères volontairement favorables aux requérants. En Suisse, par exemple, le caractère innovant n’entre pas en ligne de compte dans l’enregistrement d’une demande de brevet, contrairement à ce que l’on croit souvent: «Le requérant doit normalement effectuer des recherches d’antériorité, mais ce n’est pas obligatoire», assure Narcisse Niclass. Naturellement, si l’invention n’est pas nouvelle, il risque d’être confondu et de devoir prouver sa bonne foi, au risque de voir son brevet annulé et, dans les cas extrêmes, d’être attaqué en justice. Mais cette perspective semble ne pas décourager les vocations.

De plus, le coût d’une demande de dépôt de brevet reste très abordable (200 francs en Suisse, auxquels s’ajoutent 500 francs pour l’examen du dossier). «A mon avis, cette accessibilité financière encourage le dépôt de junk patents», affirme Minoo Philipp, présidente du Patent Documentation Group (PDG), une organisation non lucrative pour le bon usage de l’information scientifique, à Bâle. En comparaison, les taxes exigées après plusieurs années pour le maintien du brevet sont très élevées: d’un montant progressif, ­elles finissent par porter la facture à plus de 50 000 francs pour une protection dans six pays durant une décennie. Résultat, 30% des détenteurs de brevet cèdent leurs droits au domaine public avant cette échéance, selon Alban Fischer. Le coût financier s’avère donc dissuasif… mais tardivement.

Certains experts estiment que les largesses du système expliquent l’inflation des demandes: de 21 000 en 1980, elles ont passé à 134 000 en 2009 à l’OEB, soit une hausse de… 630%. C’est un cercle vicieux, car les examinateurs, surchargés, peinent à effectuer correctement leur travail. En 2004, la revue Nature publiait une étude révélant que la majorité des employés de l’OEB se plaignaient de ce fait. La publication britannique précisait que le nombre d’heures allouées à chaque dossier avait été réduit de moitié entre 1992 et 2001, passant de 23,8 heures à 11,8 heures. «Ces dernières années, un nombre croissant de demandes que nous avons reçues ne satisfaisait pas aux exigences européennes. Cette baisse de la qualité a entraîné un surcroît de travail pour nos examinateurs et réduit leur efficacité», admet l’OEB sur son site internet.

Ancien président de l’American Physical Society, Robert Park s’est amusé à débusquer les brevets «absurdes». Il a trouvé cette perle : un prototype de soucoupe volante dûment patenté aux États-Unis en 2005 par un certain Boris Volfson, en tant que «véhicule spatial propulsé par l’effet de vide inflatoire». Citons aussi «l’appareil circulaire facilitant le transport» – autrement dit, la roue – enregistré à la régulière en 2001 par l’Office australien des brevets! Auteur de ce gag, l’avocat John Keogh a expliqué par la suite avoir voulu tester la crédibilité du système.

«Le problème, avec les brevets de faible qualité, est qu’ils produisent une inflation de l’information scientifique disponible, sans y ajouter de vraie valeur. Cela complique la vie des chercheurs en général, qui doivent payer très cher l’accès à certaines banques de données et ne peuvent pas savoir ce qu’il est important de lire avant de l’avoir acheté», regrette Minoo Philipp. Ex-chroniqueur scientifique à la RSR et conseiller en information brevet, Antoine Blanchard parle «d’auto-effondrement du système».

Le relèvement des taxes de l’OEB suffira-t-il à résoudre le problème? Les experts en doutent. D’ailleurs, l’OEB reconnaît lui-même que «les mesures entrées en vigueur au 1er avril ne visent pas à accroître les exigences de l’office en matière d’activité inventive et à rendre ainsi l’obtention d’une protection par brevet plus difficile à l’OEB qu’auprès des autres autorités de délivrance dans le monde».

Auteur : Francesca Sacco

Source : www.letemps.ch


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