Vous avez des idées ? Brevetez-les !


Pour favoriser l’innovation, le système des brevets a été inventé vers 1900. L’avalanche de nouveaux brevets risque de bloquer la machine. Car les avocats gagnent bientôt plus que les inventeurs.

Il fut un temps où l’on pouvait comparer la valeur des richesses en mesurant les ressources naturelles d’un pays ou d’un territoire donné. On prenait ses réserves de pétrole ou de charbon, ou sa production de blé, de patates ou d’olives. Voire sa capacité à produire de l’acier en barre. L’économie du XXIe siècle est désormais dominée par la ressource la plus convoitée : l’idée. Celle qui vous fait gagner des millions, et parfois même des milliards. Une série de quatre articles de l’International Herald Tribune a scruté le phénomène ; voici un résumé de ce dossier. En effet, certaines grandes entreprises gagnent maintenant plus d’argent grâce aux revenus de licences qu’en vendant un produit qui les a pourtant fait connaître.

L’informatique nourrit l’inflation des brevets

Prenez la maison française Thomson, dont la spécialité est le tube classique pour la télévision. L’an dernier, Thomson a gagné 434 millions d’euros, dont 75% (soit 325 millions) proviennent des licences technologiques vendues à d’autres entreprises. Autrement calculé, lorsque Thomson vend une TV, il garde 10 centimes de bénéfices sur chaque euro encaissé, alors que sur les brevets, l’euro encaissé rapporte 81 centimes. Chez Philips en 2004, les bénéfices de la vente de licences sur les brevets ont augmenté de 615% pour atteindre 478 millions. En 2002, la multinationale hollandaise a créé un département de 500 employés pour tirer la substantifique moelle de ses 100’000 brevets, 22 000 marques déposées et 2000 noms de domaine internet. « C’est une manière de protéger votre investissement », note Andy Morgan un expert en la matière qui travaille pour la fiduciaire PricewaterhouseCoopers. Au-delà de ces chiffres à donner le tournis, si la bataille fait rage c’est que les esprits ont évolué. Il y a 20 ans, on se préoccupait moins de déposer la moindre étincelle d’esprit comme propriété intellectuelle digne de protection. Ces dix dernières années, le nombre de brevets enregistrés a explosé, passant de 642’000 en 1995 à 958’000 l’an dernier. Si 85% des brevets mondiaux sont répartis en l’Europe, les USA et le Japon, les multinationales de l’informatique se taillent la part du lion : IBM est en tête du classement avec 3248 brevets pour 2004 (IBM déposait 607 brevets en 1990), talonné par Microsoft qui en aligne 3000 pour son dernier exercice comptable. Alors que Bill Gates se préoccupait nettement moins de breveter dans les années 80 : pendant se quinze premières années d’existence, Microsoft n’avait obtenu que 5 brevets.

Un principe dévoyé

A quoi sert un brevet ? En principe, il s’agit de garantir, à un chercheur ou inventeur, l’exclusivité commerciale sur sa trouvaille originale pendant 20 ans. Histoire de le motiver à chercher quelque chose de vraiment nouveau. Ayant rendu public son invention, elle est répertoriée, protégée, l’inventeur peut exiger des redevances à ceux qui s’en servent, ou encore interdire tout usage si cela lui chante. Puis le brevet tombe, l’invention fait partie du domaine public ; elle peut alors être copiée sans frais. Comme toute forme de propriété, un brevet peut vendu, loué, mis en gage ou hypothéqué. Certaines entreprises offrent parfois même leurs brevets comme garanties fiscales aux autorités. Reste que ce système est grippé, à la fois par le nombre record de brevets déposés, mais aussi par les incessantes bagarres juridiques qui en découlent (voir encadré). Le brevet n’est plus considéré comme une protection, mais comme une source de revenus. « Ainsi, la stratégie de vente de licences d’IBM a permis de transformer les laboratoires de recherche en centre de profit, alors qu’il s’agissait avant de centres de coûts », explique Kenneth Dam, professeur à la faculté de Droit de l’Université de Chicago. Le même Dam a, dans les années 80 alors qu’il était un des directeurs d’IBM, poussé la multinationale à breveter la moindre de ses idées. Et IBM encaisse maintenant 1,2 milliard de $ rien qu’en commercialisant ses droits de propriété intellectuelle.

Plusieurs experts interrogés relèvent que la tendance à se battre devant les tribunaux pour faire valoir ses droits sur un brevet menace de gripper durablement l’innovation. Selon Josh Lerner de la Harvard Business School, « le système de mise en place de normes risque d’être corrompue par des gens qui déposent des demandes de brevets et obtiennent cette protection pour n’importe quelle demande faite. Cela pose un réel danger pour l’efficacité de l’innovation ». Dietmar Harhoff, professeur à l’Université Ludwig Maximilian de Munich et spécialiste de la recherche sur l’innovation, abonde dans ce sens : « Les inventeurs indépendants sont maintenant moins agressifs par crainte d’être traîné devant les tribunaux ». En outre, le nombre sans cesse croissant des brevets rend difficile leur évaluation. Les idées protégées sont-elles vraiment originales ? Ou ne sont-elles qu’un moyen pour arriver au tribunal et forcer une entreprise qui fabrique un produit ayant du succès à payer des redevances astronomiques sur des broutilles ? Un exemple flagrant : lorsqu’Apple annonce en 2002 la mise sur le marché de son baladeur numérique IPod, Microsoft achète, deux mois avant la sortie en magasin de ce gadget qui a conquis les oreilles du monde entier, un brevet sur une partie du design de cet appareil. Histoire de bloquer son concurrent. Microsoft n’a rien inventé, mais a acheté l’idée d’un inconnu qui prétend avoir déposé un brevet sur l’aspect extérieur du baladeur !

Deux semaines plus tard, une entreprise de Singapour, Creative technology, prétendait faire un procès à Apple à propos de l’interface entre la machine et son écran. Il suffit ainsi qu’un obscur finaud flaire un bon coup et se mette en tête d’empocher de l’argent en prétendant qu’il possède un brevet sur une toute petite partie d’un logiciel informatique.

Les gros fabricants se sucrent sur les DVD

Inversement, de grands producteurs comme Toshiba et Philips, entre autres, sont accusés de faire payer trop cher leurs licences sur des technologies reconnues, comme les disques DVD. La technologie est protégée par des centaines de brevets, impossible de produire un seul DVD sans verser de royalties à ces grosses multinationales. Alors qu’elles avaient promis de ne breveter que l’essentiel de leur technologie, les acheteurs de licences doivent acheter toutes les options possibles et imaginables, sans pour autant en avoir l’usage.

Ce qui tend à prouver que les habitudes américaines en matière d’obtention de brevet sur des parties d’invention, conduisent à des aberrations. Or, comme la nouvelle loi européenne sur la propriété intellectuelle n’a pas passé la rampe du Parlement à Strasbourg en juillet, la discussion continue.

Auteurs : James Kanter, John Markoff, Kevin O’Brien et Victoria Shannon

IHT (Adapt : Laurent Duvanel)

Source : www.gauchebdo.ch


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