La propriété intellectuelle est un facteur essentiel de développement économique, social et culturel. En effet, le droit de propriété intellectuelle, quel qu’il soit, protège une innovation qui, à partir de cette protection juridique, acquiert une valeur marchande qui fait qu’elle puisse être mise en vente, vendue, cédée, mise en gage, etc. Si l’innovation protégée relève de la propriété industrielle (marque, invention, dessin ou modèle industriel, indication géographique, obtention végétale, etc.), elle permet de créer une nouvelle entreprise de nouveaux emplois, de nouvelles opportunités d’affaires autour des nouveaux produits ou services, de nouvelles valeurs ajoutées économiques. L’innovation est donc un facteur majeur de lutte contre la pauvreté. Une autre vertu de l’innovation consiste à pousser plus loin la contrainte asymptotique de la productivité car celle-ci résulte d’une combinaison donnée entre le capital (l’outil de production) et le travail (la main-d’œuvre).
Chaque entrepreneur cherche, une fois l’outil de production acquis, à minimiser le recrutement de la main d’œuvre dans une proportion propre à produire le maximum dans la plus courte période possible. Or, il arrive que cette recherche de la productivité atteigne un niveau maximum au-delà duquel investir davantage dans la main-d’œuvre ne permet plus d’augmenter, de façon rentable, la production dans la même période. Quand la limite de cette contrainte est atteinte, seule l’innovation de procédé est la solution qui, en mettant en œuvre de nouveaux outils ou de nouveaux « process », augmente la flexibilité du travail en autorisant la mise en place d’une nouvelle combinaison entre le capital et le travail qui soit source de nouveaux gains de productivité ; l’innovation permet d’atteindre plus rapidement le « coût marginal » dans la fonction de production. C’est là un des attributs de l’innovation qui favorise la compétitivité des produits de l’entreprise sur le marché.
Il s’y ajoute qu’une innovation de produit renforce l’attrait de celui-ci pour le consommateur et augmente chez lui la propension à l’acheter. L’innovation protégée réduit les coûts et les prix pratiqués antérieurement sur le marché ; cela crée une rente de monopole constituée par la nouvelle différence entre coût et prix anciens et nouveaux multipliés par le niveau de production de tous les concurrents. Naturellement, cette rente est empochée par l’entreprise innovante et ceci peut aller jusqu’au moment où elle aura amorti tous ses investissements pour ensuite s’assurer ce qu’on appelle une rente de « goodwill », située au-delà de la notion de bénéfice.
Innover constitue donc un impératif catégorique pour les pays en voie de développement s’ils veulent s’assurer de nouvelles parts de marché ou s’engouffrer dans des niches quelconques. Toutefois, comme nous l’avons dit, tout cela n’est possible que si l’innovation bénéficie de la protection juridique par un titre de propriété intellectuelle.
C’est conscients de cette importance de l’institutionnalisation des Droits de propriété intellectuelle (Dpi) en tant que facteurs d’assurance du retour sur investissement, que les pays développés ont, surtout depuis les années 70/80, mis en place à l’échelle nationale et régionale, des systèmes institutionnels, juridiques et réglementaires modernes, des curricula universitaires, des cabinets conseil, des stratégies d’innovation, des structures de financement de la propriété intellectuelle, source de bonnes affaires et de croissance. Ce mouvement, dont l’origine moderne remonte à la conférence de Paris de 1883 sur la protection de la propriété industrielle a abouti en 1970 à la mise en place de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (Ompi) qui a, entre autres, pour rôle, de promouvoir la protection et la promotion de la propriété intellectuelle au niveau mondial, d’être un creuset d’échanges d’expériences et de négociations juridiques entre les nations, d’administrer les conventions, traités, accords et arrangements internationaux sur la propriété intellectuelle.
L’Assemblée générale de cette organisation intégrée au système des Nations Unies, est un lieu de débat comparable à un panier dans lequel chaque nation verse un peu d’elle-même pour puiser aussi à son profit. Il importe d’y être conscient des enjeux, des formulations juridiques et de leurs conséquences économiques afin de saisir les opportunités offertes et défendre au mieux ses intérêts.
L’intervention des pays en voie de développement dans ce creuset, malgré les qualités reconnues à leurs cadres travaillant dans cet organisme, ne bénéficient, généralement, ni d’une structuration institutionnelle pertinente de la réflexion en vue d’élaborer des positions de négociation, ni d’une prise en charge politique adéquate de leur participation aux débats. Tant et si bien que la somme des profits et avantages acquis dans le système est en largement en deçà de ce que l’on devrait légitimement en attendre. Cette déficience se traduit dans l’état actuel des lieux :
L’Ompi était conçue, pour être, entre autres, un cadre d’assistance technique, de promotion et de coordination des systèmes nationaux et régionaux, de négociation de traités, d’accords et conventions sur la propriété intellectuelle. Jusqu’ici, elle s’est globalement acquittée de cette mission et elle identifie et met constamment en débat des questions nouvelles en matière de propriété intellectuelle dont les modalités d’attribution et de protection des indications géographiques, des obtentions végétales, des ressources génétiques et des savoirs traditionnels associés à ces ressources et du folklore, des protections des noms de domaines de l’Internet, des produits de musique en ligne, etc.
Mais l’Organisation mondiale du commerce (Omc), structure de gouvernance des politiques commerciales internationales, a dessaisi l’Ompi des prérogatives que lui ont conférées les nations du monde, en élaborant, sous inspiration américaine, et en imposant aux pays membres l’annexe au Traité de Marrakech relatif aux Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Accord Adpic ou Trips). Cet accord qui passerait difficilement s’il état négocié à l’Ompi, pose des conditions draconiennes aux pays en voie de développement : il les oblige à mettre en place des systèmes juridiques et institutionnels de propriété intellectuelle et de répression de la contrefaçon et de la piraterie. En soi, cela est louable, mais ceci n’est, en pratique, qu’à l’avantage des pays détenteurs des brevets et des technologies essentiels. a) – En donnant la directive de respecter les brevets, cet accord a, avant les flexibilités qui y sont aménagées à Doha, interdit aux Pvd d’utiliser des licences obligatoires dans le domaine des médicaments ; si bien qu’il est déjà arrivé que les malades du Sida meurent massivement, faute de la disponibilité des anti-rétroviraux qui ne pouvaient être produits que par les détenteurs des brevets.
Il a fallu une lutte acharnée, avec le développement d’un vaste courant d’opinion à l’échelle internationale qui a culminé avec le procès tenu en Afrique du Sud, pour que l’Omc accepte le principe de la licence obligatoire pour urgence sanitaire. Il faut toutefois signaler que les États-Unis qui étaient les principaux inspirateurs de l’Omc dans l’adoption de cet accord, ont vite fait de reprendre l’avantage en incluant dans les accords commerciaux bilatéraux qu’ils ont signés avec des Pvd, une clause de renonciation, de la part de ces derniers, à la licence obligatoire en matière de production de médicaments pour problèmes de santé publique. L’objectif majeur étant de protéger l’industrie pharmaceutique américaine.
b) – Aujourd’hui encore, perdure, dans cet accord, la volonté de développer les monopoles commerciaux au seul bénéfice des puissances économiques. Un autre exemple concerne les négociations sur les indications géographiques. Celles-ci sont des noms de lieux, de terroirs, de pays, de régions, d’immeubles, de rues ou de quartiers célèbres, qui sont utilisés pour désigner des produits ou services mis sur le marché et qui augmentent la notoriété desdits produits ou services en mettant en valeur l’idée selon laquelle leurs qualités, leurs caractéristiques exceptionnelles leur sont conférées par leur origine géographique.
On devine alors la valeur ajoutée ou l’avantage comparatif conféré aux produits par leur protection à l’aide d’une indication géographique. Pour s’en faire une idée plus précise, il suffit de savoir qu’en 1995, le kg de Tequila (produit mexicain) était vendu à 0,3 dollars ; en 2002, après sa protection par une indication géographique, le prix est monté à 15 dollars, soit une augmentation de 5 000 %. La protection par une indication géographique augmente, en moyenne, le prix de vente des produits de 60 à 75 %. Protéger une vaste gamme des produits agro sylvicoles et artisanaux mis sur le marché international, équivaut pour un Pvd, au développement de son agriculture, de sa sylviculture, de son artisanat, bref, de son économie.
c) – Or, l’Omc, tout en décidant, dans l’article 23 de l’accord Adpic, de conférer « un niveau de protection plus élevé ou renforcé » aux indications géographiques concernant les « vins et les spiritueux », refuse, sous la pression américaine, l’extension de ce niveau maximum de protection aux autres produits (originaires surtout des Pvd). Selon les Pvd, le mandat de la conférence de Doha consistait à continuer les négociations sur cette question, en particulier ; et l’échéance était fixée à la cinquième conférence ministérielle de Cancun en 2003. Par la suite, et faute d’épuisement, ces négociations ont été reversées dans le calendrier général du cycle de négociations. Aujourd’hui, l’idée même de réviser l’accord Adpic est rejetée par les puissances industrielles de l’Omc.
d) – Parallèlement à ce refus injustifié du droit des Pvd à obtenir la protection maximale de leurs produits par des indications géographiques, l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (Upov) qui s’occupe de la protection des nouvelles variétés végétales, a, dans le sillage de l’Omc, adopté des positions dont la finalité consiste à déposséder les Pvd, détenteurs de l’essentiel du capital végétal de la planète, de leur souveraineté sur les ressources génétiques situées sur leur territoire. En effet, alors que la Convention sur la diversité biologique (Cbd) de Rio en 1994, avait préconisé la mention obligatoire dans le Brevet de l’origine de la ressource biologique utilisée dans la recherche ayant abouti à une obtention végétale, ainsi que celle de la preuve du « consentement informé préalable » de la communauté autochtone ou du pays détenteur, l’Upov, elle, retient que l’accès au matériel génétique de la planète doit être sans exigence et sans contrepartie au profit du pays d’où il est originaire. Cette position est justifiée par l’argument moralement recevable que la recherche doit accéder librement au matériel génétique de base tout en faisant l’impasse sur le partage des gains, même a posteriori, découlant de la valorisation des résultats de ladite recherche. Ainsi, il est arrivé que des médicaments conçus avec la « cistanche » de Madagascar soient revendus dans ce pays à des prix élevés, sans aucune contrepartie.
C’est de cette matière que la Cdb, à l’image de la licence obligatoire en matière d’urgence sanitaire, a été vidée de toute chance d’aboutir à des actes concrets. C’est d’ailleurs, ce que traduit la position des États-Unis qui ont refusé de ratifier la convention de Rio sur la diversité biologique. L’esprit de justice et d’équité de la Cdb est annihilé par le pragmatisme de l’Upov qui stipule que l’indication de l’origine de la ressource (traçabilité) ne saurait être une condition de brevetabilité, c’est pareil pour le « consentement informé préalable » du pays détenteur.
On le voit, à côté du système de la propriété intellectuelle mis en place par la communauté internationale et qui devrait servir de cadre à toutes les négociations internationales en matière de propriété intellectuelle, l’Omc a introduit, par l’accord Adpic, dans les relations commerciales des clauses qu’il convient de réexaminer, non seulement dans le domaine de la santé publique (comme on s’en contente souvent en Afrique), mais aussi dans leurs implications pour les différents secteurs de la vie économique que sont l’agriculture, l’artisanat, et même l’industrie. Or au lieu d’évoluer vers une dénonciation ou une révision de l’accord en cause, les Comités Nationaux de Négociations Commerciales Internationales (Cnnci) des Pvd, s’attellent principalement à la réalisation de la directive de l’Omc consistant à ajuster les législations nationales de tous les pays à l’accord Adpic.
Le point de vue critique n’est développé que pour la santé publique. Cette directive amène également les pays de l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (Oapi) à évoluer présentement vers la révision de toutes les dispositions de l’accord de Bangui qui sont incompatibles avec les clauses de l’Accord Adpic. Le monde tend alors vers une standardisation des droits de propriété intellectuelle à l’aune des normes définies au sein de l’Omc par leurs principaux inspirateurs que sont les Etats-Unis. Les coûts politiques et sociaux de cette tendance générale, pour les Pvd, seront énormes si l’on sait que dans ce pays inspirateur, il y a un relâchement notable des critères de brevetabilité de sorte que les logiciels, les découvertes du domaine du vivant (gènes, Ogm, clones etc) sont de plus en plus éligibles à la protection par le brevet, contrairement aux préconisations de l’esprit et de la lettre des lois du système latino germanique.
Cette pratique du « tout brevet », en plus du fait qu’elle réduit le domaine de l’exploration scientifique et technologique, augmente les coûts payés par la société à cause de sa propension à multiplier abusivement les monopoles que sont les titres de propriété intellectuelle et dont le propre est d’accorder des surplus élevés aux firmes et multinationales détenteurs des innovations essentielles. A y voir de plus près, on peut établir un parallèle entre cette tendance américaine dans le domaine du brevet et la volonté de l’Omc d’étendre le commerce à des domaines jadis publics et gratuits tels que certains services sociaux de base. En somme si on arrive à tout breveter, on sera bien obligé de tout acheter. Qu’est-ce là sinon la disparition du domaine public, aussi bien pour les produits et services que pour les connaissances ?
Auteur : Ibrahima DIOP, Agent au ministère de l’Industrie, des Mines et des Pme Diplômé de l’Université de Lyon, France – E Mail : ibrahimagates@yahoo.fr
Source : www.walf.sn
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