La mairie de Paris avait prévenu l’Elysée qu’il « serait dommageable de ne pas les accompagner davantage en France ». L’entreprise a été rachetée des dizaines de millions d’euros par une holding Suisse.
C’est l’histoire d’un décollage et d’un naufrage. Logique, car le protagoniste n’est autre qu’un bateau qui vole sur l’eau. Le décollage, c’est celui de la start-up française Seabubbles, qui a imaginé cet engin 100% électrique que nous avions testé en mai dernier.
Ses fondateurs, le Français Alain Thébault et le Suédois Anders Bringdal, viennent d’annoncer le rachat de Seabubbles par une holding pour “plusieurs dizaines de millions d’euros”, précise au HuffPost Alain Thébault. Et le financement pour un montant similaire d’une filiale visant à développer le Flybus, une bulle flottante visant à transporter 50 personnes.
Le naufrage, c’est celui de la start-up nation chère à Emmanuel Macron. Car cette holding est Suisse et les investisseurs sont suisses, chinois, suédois et américains. Même si une partie des emplois reste en France, le message est clair. “La Suisse va soutenir les taxis volants”, titre la Tribune de Genève. Un naufrage donc, en tout cas, c’est la vision d’Alain Thébault: “Les Français regardent passer les trains, qui souvent sont en retard”. S’il ne veut pas tomber dans le “french bashing”, il explique être “usé” par ces “cycles de réunions mensuelles depuis deux ans, pleines de postures et de blablas”.
Le HuffPost, qui a suivi la start-up depuis ses débuts, en 2016, alors que seuls quelques croquis existaient, a cherché à comprendre comment expliquer cette désaffection française, qui avait commencé à poindre dès 2017. Une histoire qu’on pourrait résumer comme un malentendu entre des entrepreneurs atypiques, fantasques, et un gouvernement et une administration française trop rigide et trop frileuse.
“Il faudrait plus d’Anne Hidalgo”
Pourtant, au départ, ça ressemblait à un conte de fées pour Alain Thébault et Anders Bringdal. Le Français avait fait sa renommée grâce à un record du monde de vitesse à voile en 2009 via l’hydroptère, un voilier “volant” lui aussi sur l’eau, grâce à un système de foils, des ailes profilées.
Quand il parle de son idée de bulles flottantes électriques pour désengorger les grandes villes et lutter contre le réchauffement climatique, il a vite de nombreux soutiens, dont Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, et Anne Hidalgo, maire de Paris. “Il y a 5 ans, Alain Thébault est venu me présenter une vague esquisse de Seabubble, j’en ai parlé à Anne Hidalgo”, se souvient Serge Orru, conseiller auprès de la maire de Paris. “Seabubbles, c’est la navigation fluviale de demain”.
C’est Anne Hidalgo qui va ensuite présenter la start-up dans le monde entier, auprès du C40 ou de l’organisation de 40 villes visant à lutter contre le réchauffement climatique. Et auprès du maire de Miami, où Seabubbles a vendu ses quatre premières bulles, en février (avec une livraison prévue en juillet). “Il faudrait beaucoup plus d’Anne Hildalgo pour que la France se relève, et beaucoup plus de femmes tout court, comme Elisabeth Borne, la ministre des Transports, qui jouent le collectif et ne sont pas dans l’égo, la posture”, affirme Alain Thébault.
Borne disait d’ailleurs, à l’occasion du salon VivaTech en juin 2017, qu’elle allait suivre l’évolution de la start-up. “Je pense qu’ils m’alerteront s’ils ont des difficultés avec l’administration”, déclarait-elle.
Parole contre parole
Alors qu’est-ce qui a cloché? Pour Alain Thébault, les choses n’avançaient pas assez vite en France. Vitesse limitée sur la Seine pour les tests de Seabubbles, frilosité, absence d’aides de la part de l’Ademe ou de Business France… et un soutien bien trop limité du gouvernement Philippe.
Malgré de nombreuses réunions et de nombreux échanges écrits, que Le HuffPost a pu consulter, Seabubbles estime ne pas avoir été entendu et bien soutenu par le gouvernement. Interrogé par Le HuffPost, le ministère de l’Economie rappelle qu’une réunion, organisée par Elisabeth Borne, a eu lieu afin de débloquer la limite de vitesse sur la Seine, mais ne souhaite pas s’étendre sur le sujet.
Plusieurs sources proches du dossier affirment surtout que Seabubbles a certes demandé de l’aide pour trouver des investisseurs, des contrats, ou encore la location de bulles par Bercy… mais n’a jamais proposé à Bruno Le Maire de tester ces bateaux volants.
Pour réponse, Alain Thébault brandit une invitation envoyée au ministre par SMS le 14 mai 2018, plusieurs jours avant les tests sur la Seine qui ont fait le tour des médias. Du côté de Bercy, des sources précisent que le ministère est toujours bien disposé envers Seabubbles et est prêt à tester les prototypes (passés sous pavillon suisse) si les entrepreneurs font le premier pas.
Quand Paris écrit à l’Elysée
Du côté de la mairie de Paris, sans accuser le gouvernement, on rappelle le soutien historique à Seabubbles. Le HuffPost a d’ailleurs pu consulter une lettre, datée du 3 avril, adressée à Emmanuel Macron et écrite par Anne Hidalgo.
Dénonçant des dérogations de vitesse “insuffisantes pour tester [la] navigation” des Seabubbles, la maire rappelle que les fondateurs “sont sollicités partout dans le monde […] Il serait dommageable de ne pas les accompagner davantage en France”. La mairie confirme avoir bien envoyé cette lettre à l’Elysée.
“En Suisse, les ministres nous ont connectés à des laboratoires de recherche et à des grands groupes. En Suède, le ministre de l’Économie nous a mis en relation avec les grands groupes suédois, tout cela en deux jours”, affirme Alain Thébault. Un contraste avec une administration française qui “parle, mais n’agit pas assez”.
La Suisse est aussi plus adaptée à l’ADN de Seabubbles. Si la France compte de grands noms de l’aéronautique, la Suisse et ses grandes écoles se tournent vers l’innovation et les technologies de pointe. L’exemple du Solar Impulse le démontre. Et il faut dire que le lac Léman (qui a cependant une rive française) est plus propice à ces bulles que la Seine, plus encombrée en termes de circulation fluviale. Sans compte que le prix actuel des bulles, 200.000 euros, réserve pour l’instant ces transports à des entreprises disposant d’une clientèle aisée. Et l’économie est également adaptée. “La Suisse, mais aussi la Suède, sont des pays idéaux pour démarrer”, affirme Alain Thébault.
Pari risqué et “manque de sérieux”
Alors, le gouvernement français, grand méchant de l’histoire? Pour être juste, il faudrait plutôt parler d’incompatibilité. Car si Alain Thébault et Anders Bringdal ont une belle idée, de beaux prototypes et sont à deux doigts d’obtenir les millions d’euros nécessaires pour concrétiser ce rêve d’une navigation fluviale propre, l’histoire de Seabubbles n’est plus un conte de fées.
Plusieurs interlocuteurs ont évoqué un manque de rigueur, de sérieux, de la part des deux entrepreneurs. Derrière la communication bien huilée, ils rappellent que le concept a eu beaucoup de retard, que les ambitions semblaient démesurées. Comme l’annonce en 2016 de milliers de bulles produites en 2018, qui rappelle l’exemple de Tesla, nous reviendrons dessus.
Il est vrai qu’il n’est pas simple de traiter avec les deux fondateurs. Toujours ”à donf”, toujours en déplacement, ils foncent. Et si les bulles ne font pas de vagues, eux si. “Ils ont tenté de lever de l’argent en France par le passé. Mais ils n’ont pas été pris au sérieux, car ils n’ont pas su s’adapter au niveau de rigueur et de précision requis pour convaincre les investisseurs”, affirme un ancien collaborateur de Seabubbles.
Alain Thébault répond: “Conseillé par l’un de nos investisseurs, Partech, en septembre 2017, qui nous a présenté à la famille Decaux en vue de discussions pour une levée de 100 millions d’euros, après leur échec sur le Vélib’. Nous n’avons pas souhaité perdre la majorité et être dilué, ce n’était pas nécessaire au stade d’avancement de la start-up”. Quant au manque de sérieux, il rétorque: “je suis en dehors des codes et jamais je ne les adopterai”.
L’exemple Tesla
Mais finalement, malgré les hyperboles, malgré les retards, des prototypes fonctionnent bel et bien. De premières ventes ont été signées. Et la start-up devrait être rachetée pour des dizaines de millions d’euros. Les parts des deux familles sont rachetées, mais Alain Thébault et Anders Bringdal se verront confier la majorité des parts de la holding suisse.
Difficile de ne pas faire le parallèle avec Elon Musk et Tesla. Quand le milliardaire, fantasque lui aussi, affirme qu’il va révolutionner les véhicules électriques, beaucoup n’y croient pas. Ses prédictions sont toujours surévaluées. Il n’empêche, le Model 3 est aujourd’hui la voiture électrique la plus vendue au monde.
Reste à voir si Seabubbles réussira son pari. Si oui, ce sera quoi qu’il arrive en Suisse, où les deux fondateurs ont prévu de lancer la filiale dédiée au FlyBus, ce concept d’un transport en commun volant sur l’eau avec 50 personnes à bord. Comme pour Tesla, bien malin celui qui pourra prédire le destin de Seabubbles.
(source = Huffington Post)