Article de presse

Tout est une marque!


L’Institut national de la propriété intellectuelle voit se multiplier les demandes d’enregistrement d’expressions et de mots.

Et si, demain, nous étions réduits au silence, privés de nos mots, de ce bien commun qu’est notre langue ? Après tout, de plus en plus d’expressions sont déposées comme marques à l’Institut national de la propriété intellectuelle (Inpi). Comme si la moindre parcelle de français devait être aujourd’hui privatisée, monétisée.

« Depuis environ cinq ans, nous remarquons effectivement des demandes d’enregistrement de petites phrases ou de mots liés à l’actualité sociale et politique. Nous sommes vigilants, car ils peuvent concerner des sujets sensibles », explique Marie Roulleaux-Dugage, directrice du département des marques, dessins et modèles à l’Inpi.

Après les attentats de 2015, l’Inpi a ainsi reçu un tombereau de demandes d’enregistrement de #JeSuisCharlie, #JeSuisParis ou encore #PrayForParis. Au printemps 2016, c’est l’expression « Nuit debout », le nom dont s’était doté le mouvement en faveur du retrait de la loi Travail, qui attire la convoitise. Plus récemment, #Balancetonporc a atterri dans les formulaires de l’Inpi.

Ce n’était pourtant pas la vocation de cette expression, née le 13 octobre 2017 à New York, dans un café près de Central Park. Les États-Unis sont alors en pleine affaire Weinstein. La journaliste française Sandra Muller, qui y vit, lance ce hashtag sur les réseaux sociaux : « J’ai voulu, moi aussi, dénoncer le dirigeant d’une chaîne de télé dans l’Hexagone qui m’avait tenu des propos graveleux lors d’un événement professionnel. J’espérais également inciter d’autres femmes à libérer leur parole. »

Apparu en deux clics, ce #Balancetonporc lui échappe tout aussi rapidement. Triplement même. En un an, l’expression a généré près de 1 million de messages et de nombreux détournements ; le producteur accusé a porté plainte contre elle pour diffamation ; et, quand Sandra Muller a procédé aux démarches pour déposer #BalanceTonPorc, elle a découvert que quelqu’un l’avait devancée…

« Nous avons alors contacté cette personne, nous lui avons expliqué la situation, et elle a fini par retirer son dossier de l’Inpi », raconte l’avocat de Sandra Muller, Alexis Guedj. Sa cliente a alors pu demander à enregistrer la marque à son tour, une requête toujours en cours d’examen. « Mon but n’est pas la commercialisation de produits dérivés, explique l’intéressée, mais de protéger son sens initial, la lutte contre le harcèlement sexuel au travail. »

A quand l’inscription de #Pasdevague, cet autre mot d’ordre lancé sur les réseaux sociaux par des enseignants excédés par l’inertie de leur hiérarchie face aux violences quotidiennes ? Ça ne saurait tarder. Le « Casse-toi, pauvre con » de Nicolas Sarkozy, le « perlimpinpin » remis au goût du jour par Emmanuel Macron lors du débat d’entre-deux-tours ou bien encore « Benalla » sont aujourd’hui enregistrés comme marques ou en cours d’examen. Gageons que vont prochainement être formulées des requêtes pour « La République, c’est moi » et « Ma personne est sacrée », vociférés par Jean-Luc Mélenchon lors de la récente perquisition des locaux de son parti. L’éphémère secrétaire d’État de François Hollande, Thomas Thévenoud, a bien réussi – sans trop de difficultés, c’est étonnant – à obtenir la propriété du terme « phobie administrative » !

De la marque au produit dérivé

Sur la planète people-télé-réalité, on sait aussi remplir les formulaires. « Allô ! Non mais allô, quoi » et « Allô ! T’es une fille, t’as pas de shampoing ! C’est comme si je te dis : t’es une fille, t’as pas de cheveux » de Nabilla sont ainsi protégés. Tout comme « Magnifaik », le gimmick de la styliste de M6, Cristina Cordula. Ou encore « J’suis pas venue ici pour souffrir, ok ? », réplique outrée de Meryem, une participante de l’émission C’est mon choix, d’Evelyne Thomas, qui a fait se bidonner Internet.

Tout donc aujourd’hui semble avoir vocation à devenir une marque. Puis des produits dérivés. Une commerçante a ainsi eu l’idée de faire inscrire la phrase de Meryem sur des sacs pour enfants. Lumineuse idée… Quel gamin a envie de parader dans une cour d’école avec un « J’suis pas venue ici pour souffrir », ok ? » sur le dos ? Autant se dessiner une cible sur le front ! Du côté de l’Élysée, on vend depuis peu crayons et tasses tricolores, mais aussi des tee-shirts floqués du fameux « poudre de perlimpinpin » ou du mot « croquignolesque », dont Emmanuel Macron avait usé lors de sa première interview télévisée en tant que chef de l’État. Avec plus de succès ? À voir.

Quant aux entreprises, elles ne sont pas en reste pour s’approprier des expressions populaires. Du slogan « Venez comme vous êtes » de McDonald’s à la marque de produits alimentaires responsables « C’est qui le patron ?! », le business est maître dans l’art de capter l’air du temps.

Le « selfie des mots »

Au-delà du constat, qu’est-ce que ce phénomène dit de notre époque ? Et de nous ? Pour le philosophe Yves Michaud, déposer une petite phrase ou un mot en vogue reflète, outre « la monétisation de tout », « l’extrême marchandisation de soi » : « Tout a désormais une valeur : notre corps, nos organes, nos gènes, nos oeuvres… » Et donc aussi « nos expressions ». Pour l’auteur de Narcisse et ses avatars (Grasset), si nous cherchons ainsi à devenir nous-mêmes des marques, si nous succombons au personal branding, ce serait là simplement une méthode que nous aurions trouvée « pour exister dans notre société désormais massifiée ». Et pour sortir du lot, de la « masse » et « exister », rien de tel qu’Instagram, Twitter, Snapchat, tous ces outils grâce auxquels « nous pouvons tracer plus loin qu’autrefois les caractéristiques de notre identité », alors que « au Moyen Age, rappelle Michaud, le quidam ne possédait même pas de miroir ».

Pour Patrice Duchemin, sociologue de la consommation, auteur du Pouvoir des imaginaires (Arkhê), la logique est la même : « Sur les réseaux sociaux, si j’ai une punchline, alors j’existe, c’est l’assurance de ma notoriété personnelle, c’est le ‘selfie des mots’, un objet de communication virtuel, efficace et rapide, qui devient la réalité. »

Dans ce contexte, faut-il craindre qu’à terme une partie de notre langue et de notre identité commune ne nous appartienne plus ? C’est peu probable. D’une part, la demande récente de dépôt de petites phrases et d’expressions est certes bien réelle, mais elle ne représente qu' »une infime part des dossiers, à peine dix par an », explique Marie Roulleaux-Dugage, qui rappelle que « 90 500 marques sont déposées chaque année ». D’autre part, pour réussir à être enregistrée, il faut passer au tamis de l’Inpi, c’est-à-dire répondre à plusieurs critères incontournables.

Qu’est-ce que l’Inpi autorise ?

Tout d’abord, la marque doit être « distinctive » et ne peut pas utiliser un terme générique (on ne peut pas appeler « Voiture rouge » une voiture). Son caractère ne doit pas être trompeur (il n’est pas possible d’appeler « Bioty », un produit de beauté qui ne serait pas bio). Elle doit aussi avoir un caractère licite (on ne peut pas utiliser les anneaux olympiques dans sa marque si l’on n’est pas un représentant du Comité olympique). Enfin, elle ne doit pas être contraire à l’ordre public et aux bonnes moeurs. C’est ainsi qu’en dépit d’un afflux de demandes de dépôt l’Inpi a refusé d’enregistrer « Je suis Charlie » : « Nos juristes ont estimé que cette expression ne serait pas perçue par le public comme la marque d’un produit ou d’un service mais plutôt comme le signe symbole notoire d’un ralliement massif de la population au moment des attentats, explique l’experte de l’Inpi. Nous avons aussi estimé que vendre des produits ou des services ‘Je suis Charlie’ pourrait choquer les esprits. »

Autre expression retoquée, les « sans-dents », jugée stigmatisante pour une partie de la population (pour mémoire, dans son livre Merci pour ce moment, Valérie Trierweiler attribue ces mots à François Hollande parlant des personnes défavorisées). « Casse-toi, pauvre con » a, en revanche, été accepté, bien qu’il s’agisse d’une injure, mais « l’Inpi n’est pas garant du bon goût ni de l’étiquette », relève, avec humour, Marie Roulleaux-Dugage. L’expression « Nuit debout » a obtenu le feu vert pour plusieurs catégories de produits et services, mais a été refusée pour l’imprimerie : tout citoyen ayant envie de faire paraître des documents sur ce mouvement est donc libre de le faire. Quant à la demande pour déposer le nom « Benalla », faite par une certaine Géraldine Lesieur, le 23 juillet 2018, elle est en cours d’examen. Mais, sur le principe, toute personne a le droit de déposer un nom patronymique, même si ce n’est pas le sien, sous réserve qu’il soit distinctif et que la marque soit disponible. Environ six semaines après le dépôt de la marque, celle-ci est publiée au Bulletin officiel de la propriété intellectuelle. Cela ouvre une période de deux mois lors de laquelle peuvent être faites une opposition ou une observation par des tiers.

Pas l’assurance de faire fortune

Déposer une marque n’est donc pas chose aisée. Il incombe au déposant – on l’a vu dans le cas de #Balancetonporc – de vérifier la présence ou non de marques antérieures similaires à la sienne. Ce n’est pas non plus l’assurance de faire fortune. Comme pour le dépôt de noms de domaine sur Internet, « les opportunistes qui déposeraient un mot, ou une expression, à l’Inpi dans le seul but de le revendre ultérieurement en sont très souvent pour leurs frais. Croire que l’on peut devenir millionnaire en revendant une marque dans l’air du temps est une légende urbaine. Ceux qui ont réussi à vraiment s’enrichir sont des exceptions », observe Nathalie Pacaud, conseil en propriété industrielle et associée du cabinet Gutmann-Plasseraud. Et si la procédure est ouverte à tous, il faut dans les faits être « un commerçant ou un entrepreneur solide et doté d’une véritable stratégie pour espérer faire fructifier une marque de façon sonnante et trébuchante », observe Alain Berthet, dirigeant du cabinet d’avocats Promark.

C’est d’autant plus important qu’une marque non exploitée pendant cinq années consécutives échappera à son propriétaire. Il est bon de l’avoir en tête. Et peut-être de le faire savoir à ce phobique de Thomas Thévenoud.

(source = l’express)

3 commentaires sur “Tout est une marque!

  1. Comme les brevets, les marques sont un produit de la vénalité de l’Ancien régime où le Pape vendait des accès au paradis et le Roi des droits d’exploiter des commerces, des inventions ou de reproduire des livres. Avant ces prérogatives de droit divin, il préexiste un droit naturel de l’être humain créateur: le droit moral absolu de nommer la chose qu’il crée et d’en revendiquer la paternité.
    Le mot utilisé, comme la valeur nouvelle qui est créée, ne sont pas soustrait à l’usage commun parce qu’ils n’existaient pas avant. Ils sont simplement ajoutés. La marque ne devrait pas être autre chose que la signature attestant de l’authenticité du produit du créateur.
    Le reste, les trolls et autres enregistrements abusifs, ne sont que les sous-produits des excès du pouvoir.

    Aimé par 1 personne

    1. Bonjour Alain,

      On est dans le monde industriel et non artistique, donc c’est normal d’utiliser un titre de Propriété Industrielle.

      Le seul titre de Propriété Industrielle pour un nom d’un produit, d’un service et nom d’une entreprise, c’est la Marque.

      Par un dépôt de Copyright, par le droit d’auteur, on peut déposer un nom, un logo, mais sa ne sera pas une marque, donc une Propriété Industrielle.

      Sa sera une Propriété Artistique, avec ces avantages (durée du dépôt, sa zone géographique) et ces inconvénients (pas de recherche d’intériorité, pas de catégories).

      Au sujet du Pape, il y a aucun rapport du monde industriel, ce n’est pas un passage pour aller au paradis et la même chose pour les autres religions.

      Au sujet du temps royale, dans l’histoire de la France, avant la révolution républicaine, le roi de France, céder un titre de Propriété, pour permettre aux inventeurs d’avoir une aide financière pendant 25 ans.

      Avant, il y avait aucun titre de propriété, le financement de sa recherche et de son développement était à pure perte.

      Donc pour soutenir le créateur, le roi, lui donner un titre temporaire de 25 ans, pour le permettre d’avoir du financement.

      A l’époque de Léonard de Vinci, il avait aucun titre de Propriété Industrielle sur ces inventions et pour survivre, il devait avoir une autre activité parallèle, comme artiste.

      A partir de ces droits est né, les différents titres de la Propriété Industrielle, comme la Marque, le Dessin et modèle et le brevet d’invention.

      Avec l’évolution industrielle, de la nouvelle économie, etc.

      Donc dans un sens, il faut respecter le roi de France, d’avoir mit cela en place et s’il n’avait pas fait cela, on aurait jamais eu de titre de Propriété Industrielle.

      Quand suite, avec le temps, le droit de l’inventeur est devenu de plus en plus secondaire, ce n’est pas de la responsabilité du roi de France, mais de la communauté des inventeurs, qui ne fait rien, pour protéger leurs droits.

      Ensuite, qui est de l’abus, sa toujours été ainsi, cela fait partie des êtres humains, qui profitent du système.

      Cordialement

      Aimé par 1 personne

  2. les mots et expressions du fait de leur propagation publique entachent d’antériorité le dépôt de toute marque. Je n’ai rien à ajouter ni à retrancher.
    L’INPI ne fait pas son travail : au déposant de prouver la primeur d’une expression ou bien de la déposer AVANT de l’émettre !
    Copie à Mme Marie Roulleaux-Dugage ?

    Aimé par 1 personne

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