Traduire les brevets : quel intérêt ?


Est-il nécessaire de traduire en français, en islandais ou en lituanien un brevet délivré par l’Office européen des brevets en anglais ? Ou encore de traduire en allemand, hollandais et suédois un brevet européen délivré en français ? Oui, la loi l’impose dès lors que l’innovateur souhaite protéger son invention dans les pays correspondants. En France, par exemple, environ 50 000 brevets sont ainsi traduits chaque année. Une telle exigence en matière de traduction est-elle justifiée ? D’un point de vue économique, il y de bonnes raisons d’en douter. Les réformes qui visent à réduire le nombre de traductions sont donc les bienvenues.

L’utilité de traduire un brevet de la langue A vers la langue B dépend de la diffusion supplémentaire des connaissances qu’apporte la traduction. En effet, le brevet a notamment pour but de faciliter la divulgation d’informations qui seraient restées inaccessibles à l’ensemble des chercheurs, ingénieurs, et autres inventeurs. Dès lors que certains d’entre eux tirent de la traduction d’un brevet un bénéfice qui est supérieur à son coût, la société s’est enrichie ; grâce à cette consultation profitable à des tiers, la traduction est économiquement justifiée. A contrario, si personne ne lit les traductions, ou si tous comprennent le texte du brevet dans sa langue d’origine, la traduction est du pur gaspillage. A l’instar du sapeur Camember, célèbre personnage de Christophe qui creuse chaque fois un nouveau trou pour y déposer la terre pelletée d’un trou précédent, les traducteurs seraient alors bien inutilement occupés.

Trois raisons conduisent à penser que le bénéfice de la traduction d’un brevet est en général inférieur au coût. En premier lieu, une forte proportion des brevets dans leur langue d’origine ne contiennent rien d’intéressant. En effet, la prise de brevet est un pari sur l’avenir et une information ne se révèle éventuellement payante qu’après qu’elle a été produite. Signe de leur faible valeur, la plupart des brevets sont abandonnés en cours de route, et peu de connaissances nouvelles se révèlent utiles. En second lieu, lorsqu’un brevet européen, qui vient d’être délivré, contient des informations utiles, il faut tout de suite le consulter dans sa langue, et non trois ans après, lorsque les traductions sont enfin disponibles. Prendre connaissance d’un brevet à la date de sa délivrance est même le plus souvent déjà trop tard. La veille active des évolutions scientifiques et techniques par les entreprises et les chercheurs repose sur la publication des demandes de brevet plutôt que sur la publication de leur autorisation qui intervient plusieurs mois ou années après.

La course dans la recherche et développement se joue aujourd’hui à quelques mois, voire à quelques jours ; elle ne se chronomètre pas en années ! En troisième lieu, de nombreux chercheurs, ingénieurs et inventeurs parlent et lisent une autre langue que leur langue maternelle. Selon une enquête récente de la Commission européenne, un citoyen de l’Union sur deux est capable de communiquer dans au moins une langue étrangère, et un sur quatre dans deux langues étrangères. Ces proportions sont encore plus élevées parmi la communauté scientifique, car ses membres sont plus diplômés et plus jeunes que le reste de la population. Sans surprise, on observe également que les langues les plus employées en Europe sont l’anglais, puis l’allemand et le français. Ce sont justement les langues autorisées pour les demandes de brevet européen. Une fois accordé, il est d’ailleurs traduit partiellement dans les deux autres langues. Cette partie concerne les revendications, un aspect essentiel à connaître pour les concurrents. En longueur, elle représente environ le cinquième du texte d’un brevet. Il y a quelques années, la Commission européenne avait fort justement proposé de réduire ainsi les traductions à ce simple niveau d’exigence.

Pour ces trois raisons, les traductions des brevets européens dans les langues nationales sont extrêmement peu lues. Selon un sondage de l’Institut national de la propriété industrielle (INPI), moins de 2 % des brevets étrangers traduits en français sont consultés par des tiers.

En dehors de ces bénéfices très minces pour les individus, existe-t-il un bénéfice commun de la traduction des brevets européens en langue nationale ? Il est sur ce point difficile de se prononcer. La langue est un bien collectif et le développement de son usage profite à tous ceux qui la parlent. De ce point de vue, les traductions des brevets européens en français contribuent peut-être à accroître la richesse de notre langue. On peut également imaginer que l’expertise des traducteurs scientifiques et techniques, qui est utile dans de nombreux autres domaines que les brevets, par exemple la traduction de manuels pour étudiants ou d’articles de revues, ne pourrait se maintenir sans la traduction des brevets. Faute d’éléments factuels, admettons ici qu’un tel bénéfice collectif existe et qu’il est supérieur au coût des traductions des brevets européens. Il n’est plus alors économiquement pertinent de réduire ou supprimer l’exigence légale de traduction.

En revanche, il n’y a aucune justification à faire porter les dépenses pour ce bien commun aux déposants étrangers. En effet, la loi oblige aujourd’hui le propriétaire du brevet européen en langue allemande ou anglaise à le traduire de façon complète en français afin de bénéficier de son titre en France. Pourquoi les inventeurs et les entreprises innovantes étrangers payeraient-ils pour la défense et la protection de la langue française ? Il revient aux contribuables en France de faire face à cette dépense. Le principe économique est de faire payer ceux qui bénéficient du bien collectif et non des tiers.

En d’autres termes, si un État européen adopte une politique de défense et de promotion de sa langue nationale pour les sciences et les techniques, celle-ci doit être financée, à l’instar de toute politique publique, par l’impôt et non par une taxe aux importations. Tout cela conduit à diagnostiquer que le niveau actuel d’exigence de traduction du brevet européen est trop élevé et que son financement est inapproprié. Il convient donc de limiter les obligations légales de traduction. Un projet de réforme, dit protocole de Londres, s’y attache. Réforme modeste, car elle maintient l’exigence des traductions des revendications en langue nationale. Seule la partie descriptive de l’invention restera dans la langue d’origine de la demande de brevet européen, c’est-à-dire en français, en allemand ou en anglais. La France s’interroge aujourd’hui sur la nécessité d’adopter cette réforme. D’un point de vue économique, il n’y a pas à tergiverser. Cessons de creuser des trous pour rien.

Auteur : François Lévêque, professeur de droit et économie à l’École des mines de Paris.

Source : www.lemonde.fr


En savoir plus sur Invention - Europe

Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.

C'est à vous !

search previous next tag category expand menu location phone mail time cart zoom edit close