Lors de sa visite en décembre dernier sur le campus de l’Institut indien de technologie (IIT) Bombay, l’une des plus prestigieuses écoles d’ingénieurs indiennes, le président russe Dmitri Medvedev s’est longuement arrêté devant un petit aspirateur de la taille d’une main. Ramgopal Rao, qui était à ses côtés ce jour-là, se souvient, non sans fierté, de l’émerveillement du chef d’État devant son invention.
Le E-Nose pourrait bientôt remplacer le chien renifleur et devenir une arme redoutable dans la lutte contre le terrorisme. « Grâce à son museau électronique, la machine peut détecter des microparticules d’explosifs dans un rayon de 1 mètre », s’enthousiasme Ramgopal Rao, directeur du centre d’excellence en nanoélectronique, un laboratoire installé sur le campus de l’IIT de Bombay.
Dans un bâtiment à la façade délavée par la mousson, les chercheurs laissent parapluies et chaussures à l’entrée, avant d’enfiler des équipements de cosmonaute pour entrer dans les pièces calfeutrées du laboratoire. Créé en 2006, avec un investissement de départ de 11 millions de dollars, le laboratoire est le fer de lance d’un secteur considéré comme stratégique en Inde. Les nanotechnologies permettent de nombreuses applications dans des domaines aussi variés que l’agriculture, la médecine ou l’aérospatiale, sans nécessiter beaucoup de moyens ou d’infrastructures.
Le centre est très convoité par les chercheurs, y compris ceux qui vivent aux États-Unis et souhaitent retourner dans leur pays d’origine : 650 chercheurs ont postulé à 5 postes de recherche ouverts récemment.
Dans son bureau déjà encombré de dizaines de trophées, Ramgopal Rao dit ne plus chercher les honneurs : « Je rêve seulement d’acheter un jour dans un magasin, à un prix raisonnable, une des machines conçues dans notre laboratoire. » Les recherches obéissent aux lois de la chimie, de la physique, de l’électronique… et surtout de l’« ingénierie frugale », cette spécialité indienne qui consiste à réinventer des produits ou des machines à moindre coût afin de les rendre accessibles au plus grand nombre. Ainsi fut créée la Tata Nano, la voiture la moins chère du monde. Et voici comment, en Inde, le prix trouve sa place dans les équations scientifiques. « Seule une machine accessible à tous peut vraiment changer la société », insiste Ramgopal Rao.
Le testeur des sols pourrait, par exemple, révolutionner l’agriculture indienne. Il est capable d’analyser la composition de la terre pour ensuite déterminer son besoin en engrais. Dans un pays où les agriculteurs, en majorité illettrés, s’endettent pour acheter de l’engrais sans vraiment savoir comment l’utiliser, cette trouvaille pourrait leur éviter les mauvaises récoltes et la catastrophe du surendettement. Enfin, l’Inde est le pays où le nombre de crises cardiaques par habitant est l’un des plus élevés au monde. Les chercheurs du centre ont mis au point un petit appareil qui détecte les risques de dysfonctionnement du cœur en analysant la composition sanguine du patient. « Le test peut être fait pour seulement 3 ou 4 euros, rapidement, et ne nécessite pas de compétences particulières. Il sera idéal pour les centres de médecine ruraux », espère Ramgopal Rao. Les experts du centre cherchent d’abord des problèmes. Ceux qui se posent à leur pays et que leurs nanotechnologies pourraient enfin résoudre.
Pour cela, le laboratoire s’est ouvert sur la société grâce au « programme indien des utilisateurs de nanoélectronique ». Des chercheurs ou des étudiants de petites villes qui n’ont pas accès aux infrastructures de recherche viennent ici pour quelques mois, expérimenter une idée ou se former aux nanotechnologies. Le principe de l’ingénierie frugale a également attiré l’Institut spatial indien, ou des entreprises comme Applied Materials, l’un des leaders mondiaux de la fabrication de semi-conducteurs, qui finance des programmes de recherche et qui a même créé son propre laboratoire, dans un immeuble nouvellement construit. Ce laboratoire ne manque pas d’argent. Bien au contraire : « L’argent coule à flots, mais on ne peut pas tout dépenser », admet Ramgopal Rao.
C’est le paradoxe de la recherche indienne : trop peu d’institutions existent pour utiliser les fonds consacrés à la recherche. Une trentaine de centres se partagent environ 8 milliards de dollars chaque année. « Les universités régionales ne s’intéressent pas à la recherche. Elles dépendent des gouvernements locaux et, pour des raisons politiques, ne se concentrent que sur la formation pour donner au maximum d’étudiants la chance d’obtenir un emploi. » Les écoles d’ingénieurs privées, qui se multiplient dans le pays pour former les étudiants de plus en plus nombreux, ne s’y intéressent guère davantage. Restent les instituts indiens de technologie, prestigieux mais rares. Sur les 500 000 étudiants qui passent chaque année le concours d’entrée, seuls 8 000 sont admis dans l’un de ces quinze établissements de prestige.
« D’une manière douce, vous pouvez secouer le monde », clame la devise de l’IIT Bombay. Encore faut-il que l’Inde forme davantage de chercheurs pour « secouer le monde ». Le pays en compte actuellement 150 000, contre 220 000 en France. La recherche est majoritairement financée par l’État et les salaires des chercheurs y sont bien inférieurs que dans le secteur privé. En avril, un comité dirigé par Anil Kakodkar a remis ses conclusions au gouvernement afin d’augmenter le nombre de chercheurs en Inde. De nouveaux instituts indiens de technologie devraient voir le jour et leurs promotions seront élargies.
Le gouvernement s’est fixé pour objectif de hisser la part des dépenses de recherche et développement à 2 % du PIB, contre 0,8 % aujourd’hui. Et pour encourager l’innovation, des centres d’incubation de start-up voient le jour sur les campus des IIT. « Il reste tout de même difficile de convaincre les investisseurs de mettre de l’argent dans nos start-up puisque tellement de secteurs, en Inde, offrent des rendements élevés sans aucun risque », tempère Sushanto Mitra, son directeur. L’Inde va-t-elle devenir le géant de la recherche dont rêvait Nehru, lui qui avait déclaré que les institutions scientifiques étaient « les temples modernes » de l’Inde ? Des progrès rapides ont déjà été enregistrés au cours des dernières années.
Entre 2000 et 2008, le nombre de publications scientifiques a fait un bond de 70 %. Les chercheurs indiens produisent déjà le plus grand nombre de publications au monde dans le domaine de la chimie.
Source : www.lemonde.fr