Nous adorons les histoires d’inventions «nées par hasard», comme le four à micro-ondes, la dynamite, le viagra ou les corn flakes. En fait, elles sont surtout nées de la curiosité et la perspicacité de leurs inventeurs, qui ont su exploiter leur bonne fortune.
Ce sont un peu les contes de fées du monde industriel. Ils nous font croire que chacun de nous serait capable de faire une découverte révolutionnaire au petit-déjeuner demain matin. Le four à micro-ondes, la pâte à modeler, le viagra, l’aspirine, le champagne ou la dynamite sont nés «par hasard», dit l’histoire officielle. Ce n’est pas aussi simple que ça. Pek van Andel a montré, dans son ouvrage De la sérendipité dans la science, la technique, l’art et le droit – Leçons de l’inattendu (L’Act Mem, 2009), traduit et adapté en français par Danièle Bourcier en collaboration avec l’auteur, que le rôle des chercheurs devait être réhabilité pour toutes ces histoires. Avec leur concours, voici les cinq principales qualités des grands inventeurs, celles qui leur ont permis de cerner le potentiel révolutionnaire des «fruits du hasard».
1. S’attendre à l’inattendu
L’idée-clef : être surpris, ça se prépare.
«Quand on n’attend pas l’inattendu, on ne le découvre pas parce qu’on ne peut pas le trouver, il reste inaccessible», aurait dit le Grec Héraclite cinq siècles avant J.-C., cité dans l’ouvrage des deux scientifiques. 2.500 ans plus tard, Louis Pasteur ne disait pas autre chose : «Le hasard ne favorise que les esprits préparés.» Pour Danièle Bourcier et Pek van Andel, la part de chance est une condition nécessaire mais pas suffisante à la découverte. Il faut également une curiosité du chercheur, une attention particulière portée au monde qui l’entoure.
Ceux qui en sont privés sont passés à côté de certaines inventions ou grandes découvertes. La cécité, la peur, l’incompréhension ou l’impatience suffisent à tout gâcher. Pour le découvreur potentiel, il s’agit non seulement d’être attentif, mais aussi de créer les opportunités pour que le hasard survienne. C’était l’objectif du physicien américain Irving Langmuir quand il avait réduit le temps de travail bureaucratique et planifié à l’avance au profit du temps «libre» consacré à la recherche et à la création :
«On peut organiser un laboratoire de façon à obtenir une plus grande probabilité de résultats utiles, formula-t-il. Tout en sauvegardant la flexibilité et la liberté. Nous savons par exemple, qu’on peut faire des choses qui ne peuvent pas arriver en les planifiant. […] La liberté de l’opportunité, telle que développée par la démocratie, est la meilleure réaction humaine face à des phénomènes divergents. On peut définir la sérendipité comme l’occasion de profiter de l’inattendu.»
L’exemple des corn flakes. Un jour, les frère Kellogg oublient dans leur cuisine une pâte déjà cuite faite à base de grains de blé concassé, avec laquelle ils fabriquent habituellement une sorte de pain. Ils retrouvent ladite pâte fermentée et durcie, après quelques jours d’absence. Pour ne pas gâcher, ils tentent l’expérience de l’aplatir au rouleau, ce qui fait éclater la pâte en une multitude de petit «copeaux». Ne reste plus qu’à les laisser dorer au four pour obtenir les fameux pétales. Le résultat est toujours consommé par des millions de personnes à travers le monde aujourd’hui.
L’exemple du champagne. Le célèbre vin à bulles voit le jour grâce à Dom Pérignon, un moine vivant au temps de Louis XIV. A l’époque, il aurait cherché à remplacer les bouchons de bouteille –faits avec une cheville de bois et du fil de chanvre– par des bouchons plus hygiéniques confectionnés à base de cire d’abeille. Ce que Dom Pérignon n’a pas prévu, c’est que le sucre contenu dans le liquide mielleux provoque une seconde fermentation. Celle-ci fait bien souvent exploser les bouteilles! Il adapte ce processus et le retourne à son avantage. C’est lui qui confère au vin les fines bulles qui font sa renommée internationale.
2. Penser autrement
L’idée-clef : reproduire des choses bizarres est une bonne idée.
Pour Pek van Andel et Danièle Bourcier, les grands inventeurs ont en commun –entre autres– d’avoir pensé autrement, d’être consciemment sorti des sentiers battus. Dans chacun des cas mentionnés ici, l’inventeur aurait pu rester perplexe face à son étrange trouvaille. Il a, au contraire, réussi à en cerner le potentiel. L’esprit cartésien et rationnel de nos sociétés modernes a formaté les consciences, écrivent-ils, dans une direction précise: bien formuler une question ou une hypothèse n’a de sens que pour obtenir quelque chose. Le chemin inverse est moins encouragé.
D’après les deux spécialistes, le système scolaire notamment devrait mieux nous préparer en nous entraînant à identifier et à accueillir les trouvailles :
«Il n’y a pas de travaux pratiques [à l’école] dans lesquels il émerge un phénomène inattendu et non annoncé, qui serait soumis à un étudiant pour voir ce qu’il en ferait. Ce qu’on n’enseigne pas explicitement, c’est de dériver des hypothèses fraîches à partir d’un fait bizarre. C’est-à-dire de raisonner à partir de ce qu’on ignore, ne comprend pas ou ne maîtrise pas vers un problème neuf, utile et vérifiable.»
Voici deux exemples de personnes ayant su raisonner à partir de leur étrange trouvaille : un bout de ferraille enroulé, des résidus de pétrole et un tableau à l’envers.
L’exemple du slinky. En 1943, Richard James cherche à créer un système de ressort pour que le matériel transporté au fond des cales des bateaux se déplace au gré des vagues au lieu de se casser les jours de tempêtes. Un jour, il fait tomber d’une table un petit prototype de ressort et il l’observe avec étonnement se déplacer tout seul… Au lieu de s’arrêter là, l’ingénieur naval américain a l’idée d’en faire un jouet amusant et pas cher, capable de dévaler les escaliers tout seul. Deux ans plus tard, en 1945, le slinky rencontre un succès fulgurant dans les rayons du premier magasin de Pennsylvanie disposé à en vendre. Soixante ans plus tard, il est désormais en plastique, mais toujours présent dans les chambres d’enfants du monde entier.
L’exemple de l’art abstrait. Nous sommes à Munich, en 1910. Le peintre russe Vassily Kandinski rentre chez lui et observe quelque chose qui le rend perplexe : «J’aperçus tout d’un coup une toile incroyablement belle avec une chaleur intense, je m’arrêtai et m’approchai rapidement de ce tableau énigmatique dans lequel je ne voyais rien d’autre que des formes et des couleurs dont le contour restait incompréhensible. Je trouvais la clé de l’énigme immédiatement : c’était un tableau peint par moi qui était posé contre le mur sur un de ses côtés.» Le lendemain, lorsque le peintre tente de reproduire l’impression qu’il a eue en apercevant le tableau de la veille, c’est un échec. Il réalise qu’il est «prisonnier» de l’aspect concret des objets et des formes connues. Il décide de se jeter à corps perdu dans l’art d’inventer un monde qui ne ressemble pas au réel. Pour de nombreux spécialistes, Kandinsky est le premier peintre à avoir produit de l’art abstrait.
3. Tirer profit des mauvaises circonstances
L’idée-clef : le résultat d’une erreur peut être supérieur à une bonne manipulation.
Certaines inventions sont nées dans un contexte qui, a priori, n’était pas favorable. À leur origine, on trouve une maladresse ou un oubli du chercheur, un manque d’attention voire de professionnalisme, des erreurs qui provoquent l’inverse de ce que l’on cherchait initialement… Ces inventions donnent sens à l’expression «il n’y a pas d’erreurs dans la vie, il n’y a que des expériences», car les inventeurs ont su recycler les mauvaises conditions ou résultats –comme le caractère extrêmement collant d’un produit, l’oubli d’une boîte de pétri sur sa paillasse avant de partir en vacances ou la sécheresse en Californie– pour en faire des atouts.
L’exemple de la superglue. La superglue est découverte par hasard durant la Seconde Guerre mondiale. L’armée américaine cherche alors une matière de substitution à la soie d’araignée utilisée dans la fabrication des «lunettes de visée» de certaines armes. Mais la matière trouvée, le cyanoacrylate, colle à tous les équipements, rendant très difficile la fabrication et la manipulation des lunettes de visée. Deux chercheurs de Eastman Kodak, Harry Coover et Fred Joyner, comprennent cependant le véritable intérêt de cette colle très forte dans un environnement civil. Elle sera commercialisée pour la première fois en 1958 sous le nom d’Eastman 910.
L’exemple de la péniciline. À un retour de vacances en septembre 1938, un docteur londonien, Alexandre Fleming, découvre que les boîtes dans lesquelles il cultivait ses champignons –des staphylocoques– étaient recouvertes d’une couche de moisi. Elles ont été contaminées par autre un champignon microscopique, étudié par son voisin de laboratoire. Avant de nettoyer ses boîtes, il les observe attentivement et découvre qu’une zone circulaire autour du moisi a été épargnée. Il émet l’hypothèse que son champignon de base a sécrété lui-même, à sa périphérie, une substance antibactérienne. Exact. Il lui donne le nom de Penicillium notatum. Quelques décennies et adaptations plus tard, elle est utilisée partout dans le monde comme antibiotique.
L’exemple des skateparks. Le skate board serait né d’une trottinette des années 1930 à qui l’on aurait retiré le guidon. Mais ce n’est qu’à l’été 1975, en Californie, que son usage est popularisé à grande échelle. L’une des plus grandes sécheresses du siècle sévit alors sur la côte ouest des États-Unis. Elle se transforme en opportunité lorsque les autorités imposent aux propriétaires de piscines de ne plus les remplir par mesure de restriction. Dans le quartier de Venice Beach à Los Angeles, un groupe de jeunes skaters dénommés les Z-Boys investit progressivement les espaces bétonnés et leurs échelles pour y tenter de nouvelles figures acrobatiques. Bientôt, une fois les piscines remplies, on ne pourra plus se passer des skateparks.
4. Rediriger les bénéfices d’une découverte
L’idée-clef : savoir transposer le dégât collatéral d’une expérience.
Il peut arriver à un chercheur de découvrir les atouts insoupçonnés d’un produit, de s’en désintéresser à court terme mais de le dupliquer ensuite pour assouvir un autre besoin ou développer une technologie qui n’existait pas auparavant. Pour Pek van Andel et Danièle Bourcier, l’histoire des inventions liées au hasard enseigne que le chercheur doit toujours garder un œil sur «ce que l’on cherche» mais aussi sur «ce qu’il ne cherche pas»…
L’exemple du viagra. Peu de gens le savent mais la petite pilule bleue a été trouvée totalement par hasard, par des scientifiques faisant des recherches sur une maladie cardiaque: l’angine de poitrine. Lors des essais cliniques d’un traitement, ils constatent que leurs patients ont de rapides et importantes érections. Ils décident d’exploiter cette propriété inattendue et en font un produit commercialisable, qui arrive sur le marché en 1998.
L’exemple de la pâte à modeler. Dans les années 1940, le charbon utilisé dans les cheminées laisse des traces de suie partout sur les murs. Initialement, une pâte malléable un peu collante a été inventée pour les lessiver. Lorsque l’utilisation du charbon diminue dans les années 1950, la société de savon des deux inventeurs américains fait faillite. La légende raconte que la sœur de l’un d’eux, Joseph McVicker, institutrice, reprend des morceaux de pâte pour que ses élèves développent leur créativité et façonnent de petites sculptures… Cela donne l’idée aux frères McVickers de l’adapter et de la commercialiser dans les magasins de jouets pour enfant.
L’exemple du four à micro-ondes. Percy Spencer travaille depuis plus de vingt ans dans une entreprise de matériel militaire qui produit notamment des radars. Un jour, il oublie une barre de chocolat au fond de sa blouse. Il se rend compte en plongeant la main dans sa poche que celle-ci a fondu. Après quelques rapides expériences, il comprend que les machines émettant les micro-ondes des radars militaires sont capables de cuire des aliments. Il invente alors l’ancêtre du micro-ondes –bien que l’on sache aujourd’hui qu’il diminue considérablement la qualité nutritive des aliments et que l’on suppose sa surutilisation cancérigène.
5. Copier, adapter, persévérer
L’idée-clef : un hasard heureux n’est rien sans un travail de recherche additionnel.
Dans les trois cas suivants, la pugnacité des inventeurs a joué un rôle-clé, car le hasard qui leur a souri à un moment donné n’a pas suffi. La cinquième qualité primordiale des inventeurs de génie est la persévérance. Ici, les chercheurs se sont penchés minutieusement sur les travaux de leurs pairs, ont étudié leurs réussites et leurs échecs, ont cherché à perfectionner certains détails ou à créer de nouvelles fonctionnalités… En apportant les modifications nécessaires pour rendre leur outil plus performant, plus facile d’utilisation ou moins cher à produire, ils l’ont ainsi rendu plus attractif aux yeux de l’industrie et du consommateur.
L’exemple de la dynamite. La dynamite n’a pas toujours eu la forme des petits bâtons rouges caractéristiques des cartoons du Far West comme Bip Bip et Coyote. Elle est d’abord été commercialisée sous une forme liquide –la nitroglycérine– si instable et dangereuse qu’elle est interdite en Europe. En 1864, le savant Alfred Nobel perd d’ailleurs son frère et cinq ouvriers pendant ses recherches. Après deux ans de travail intense, il fait tomber malencontreusement un flacon de nitroglycérine dans de la sciure de bois. Surprise, la mixture n’explose pas. Il utilise alors la sciure –qui absorbe le liquide explosif– pour stabiliser la matière. L’explosif est ainsi modelé sous la forme de bâtonnet rouge que l’on connaît aujourd’hui.
L’exemple de l’aspirine. L’histoire de la découverte de l’acide acétylsalicylique, que nous connaissons aujourd’hui sous le nom d’aspirine, est un récit à rebondissements. Edward Stone, un religieux anglais passionné de botanique, est le premier à découvrir, un peu par hasard, en 1763, la capacité de l’écorce du saule à soigner la fièvre et les douleurs dues aux rhumatismes ou à la malaria. Mais on est encore bien loin du cachet d’aspirine. Il faudra attendre 1908 en France pour voir sa commercialisation généralisée, grâce à une flopée de pharmaciens et chimistes, français, allemands ou suisse, qui apporteront chacun leur contribution pendant un siècle et demi de recherche.
L’exemple du pacemaker. Un médecin italien du nom de Luigi Galvani démontre en 1780 que la stimulation électrique d’un nerf provoque la contraction du muscle qui lui est relié. En 1791, il réussit la même expérience sur le cœur et confirme ses conclusions. Pourtant, la première machine faisant battre artificiellement le cœur en lui délivrant des impulsions électrique n’apparaît que bien plus tard. Elle sera brevetée en 1931 par Albert Hyman.
Pour approfondir :
Pek van Andel et Danièle Bourcier feront paraître en 2016 Le tour de la sérendipité en 80 récits (éd. Trédaniel).
Auteur : Lucile Berland
Source : www.slate.fr