L’annulation du Salon des inventions pénalise les créateurs d’idées. Que font les différents pays pour protéger et promouvoir l’inventivité de leurs concitoyens ? Enquête.
L’esprit d’un inventeur ne connaît pas de confinement ! Même lorsque son rendez-vous annuel le plus attendu est reporté puis tout bonnement annulé… Ce fut le cas avec le 48e Salon international des inventions, qui devait s’ouvrir à Genève le 29 mars dernier, puis le 16 septembre, avant d’être de nouveau décalé à la mi-mars 2021. Peu importe. Les créateurs, comme les médias, ne chôment jamais. Malheureusement, cette annulation risque de poser un important problème de visibilité à leurs nouvelles inventions, faites pendant la crise du Covid-19. Gaëlle Grosjean, directrice du salon, explique : «Chaque année, chez nous, mille inventions sont présentées par environ 3000 concepteurs venus d’une quarantaine de pays. Pour les parcourir, choisir et primer, notre jury a seulement un jour. C’est pourquoi le fait d’avoir «sauté» une année va pénaliser une partie des nouvelles inventions qui, de ce fait, ne pourront être exposées lors de notre édition 2021.»
A titre de soutien, l’organisatrice souligne qu’une vingtaine de créateurs indépendants, à leur demande, pourront soit être remboursés de leurs frais de location de stand, soit en être exonérés pour leur participation à l’édition 2021 du salon. «Pourquoi si peu ? Parce que ces esprits brillants ne sont pas forcément les gens les mieux organisés du monde, et, généralement, ils s’y prennent toujours à la dernière minute», note-t-elle. Un côté «brouillon» qui peut leur coûter très cher si, de plus, ils manquent de conseils avisés pour «blinder» leurs idées contre toute tentative de vol.
Comment protéger son invention
«Déposer une demande de brevet ? C’est le meilleur moyen de se faire piquer son invention! A la place, il faut juste enregistrer son idée comme… une marque», affirme Thierry*, un esprit helvétique éclairé dont les créations ont déjà été «empruntées» par d’autres. Le pire cauchemar de tout concepteur de nouveauté… Il faut dire que la procédure d’octroi et d’enregistrement d’un brevet peut prendre des années. Pendant ce temps, tous les détails ou presque de l’invention, exigés par le formulaire, sont souvent en libre accès dans la base de données électronique des institutions qui la traitent. Moins coûteuse, plus rapide et pas aussi transparente, la création d’une marque ne résout pourtant pas vraiment le problème du plagiat. «Elle peut éventuellement être une solution pour des procédés de fabrication très innovants, impossibles à analyser et donc à copier. Mais pas pour des produits, car aucun fabricant ni distributeur ne prendrait le risque de s’occuper à matérialiser et à commercialiser un produit sans brevet, c’est-à-dire exempt de protection», explique Jean-Luc Vincent, créateur et président du Salon international des inventions de Genève.
L’entrepreneur pointe par ailleurs l’évolution, dès les années 1970, d’approche vis-à-vis d’une invention. Ainsi, au départ, la démarche des créateurs s’inspirait surtout de l’envie de faire évoluer la technologie, avec, en contrepartie, la jouissance de l’exclusivité de ses retombées commerciales. Aujourd’hui, tout est différent. La globalisation a ouvert la porte à une concurrence mondiale acharnée. D’où l’impératif de s’assurer d’abord de la protection de son invention, sous risque de la voir rapidement copier et breveter par d’autres. Et sécuriser une création originale, ça a un coût. Diverses taxes sont exigées en Suisse lors d’une demande de brevet déposée à l’Institut fédéral de la propriété intellectuelle (IGE). La démarche grimpe très vite à 15 000 francs suisses, voire beaucoup plus (lire l’encadré page 40).
Mais, avant de se lancer dans ces démarches, tout créateur doit d’abord s’assurer que son invention répond aux trois critères essentiels de brevetabilité, à savoir: elle est applicable dans l’industrie ; ses caractéristiques sont inattendues, ce qui prouve sa valeur inventive; elle est unique en son genre. Or, cette dernière condition, en Suisse, ne fait étonnamment pas l’objet de vérification par l’IGE. Par conséquent, si un inventeur fait breveter son idée qui l’a déjà été par quelqu’un d’autre, il risque de se faire traîner en justice par des tiers qui en revendiquent la primauté. Et aussi de perdre son brevet, qui serait alors tout simplement déclaré non valable.
Et ce n’est pas tout. Même ceux qui auraient effectivement fait une grande découverte, et obtenu un brevet, ne sont pas à l’abri de son vol, car, comme l’explique Nicolas Guyot, chef adjoint du service juridique de l’IGE : «Bien qu’un brevet offre une garantie de propriété sur une invention, en cas de violation, cette protection n’est pas automatiquement mise en œuvre. Elle doit donc être invoquée devant la justice par son titulaire ou son preneur de licence.»
PCT ou d’une pierre 153 coups
Pour accélérer le processus de globalisation, en 1970, les États signent le Traité de coopération en matière de brevets, appelé aussi PCT. Son avantage : avec un seul dépôt de brevet, l’inventeur couvre 153 pays, signataires de cet accord, et non plus un seul territoire national. Les frais de cette opération – d’environ 3.300 francs – sont calculés sur la base de trois types de taxes obligatoires dont les montants varient en fonction de la tarification de l’Office récepteur et de l’autorité de recherche compétente de chaque État. «Cette mesure laisse aux inventeurs un temps supplémentaire (jusqu’à dix-huit mois) pour tâtonner et explorer les possibilités de commercialisation de leur création dans le marché et les pays qui les intéressent. Et ce, sans engager de frais beaucoup plus importants que nécessiterait le dépôt d’un brevet axé sur la protection de l’invention dans un seul pays», explique Isabel Happe, cheffe du service d’information PCT à l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI). Une mesure de soutien qui est restée opérationnelle dans cet organisme même pendant le confinement dû au Covid-19.
Quant à l’Institut fédéral de la propriété intellectuelle, dès le début de la crise en avril et en mai, il a diminué sa tarification pour les recherches accompagnées, la fixant, jusqu’à la fin de cette année, à 100 francs au lieu de 300. «Un geste de soutien très apprécié de plusieurs centaines d’entreprises qui en ont bénéficié», se réjouit Alban Fischer, vice-directeur de l’organisme. D’ailleurs, à en croire ce docteur en physique, la pandémie n’a absolument pas freiné l’ébulition de la matière grise des inventeurs, qui ont déposé 709 demandes de brevet pendant le premier semestre 2020, soit presque autant que durant la même période en 2019. Parmi leurs thèmes favoris, sans surprise, des solutions – masques de protection, ventilateurs, médicaments, etc. – contre le méchant virus du moment. Une réalité qui ne surprend guère Gérard Sermier, chef de presse depuis vingt ans du Salon des inventions de Genève: «Les gens inventent toujours des solutions aux problèmes les plus brûlants de leur quotidien. Aujourd’hui, c’est le Covid-19 et ces dernières années, au salon, c’étaient les innovations axées pour la plupart sur l’écologie, la sécurité et l’énergie.»
Une frénésie de demandes de brevets que relève également Francis Gurry, directeur général de l’OMPI, qui confie à Bilan: «Ces dix dernières années, les dépôts en question ont augmenté de 71%. Rien qu’en 2019, nous en avons reçu quelque 265 800!» L’Australien, dont le mandat de douze ans à la tête de cette institution hautement stratégique courrait jusqu’en septembre, compte dans son bilan une floraison de centres d’appui à l’innovation: 900 dans 80 pays. Des chiffres qui attestent de l’importance croissante accordée à l’innovation partout dans le monde. Cependant, tous les pays ne disposent pas des mêmes moyens. Et, contrairement à ce que l’on pourrait croire, les plus riches ne sont pas forcément les plus créatifs, et les plus modestes ne sont pas les plus radins vis-à-vis de leurs têtes savantes.
La Suisse, vraiment championne ?
Début septembre, l’OMPI rendait public son désormais fameux rapport annuel «Indice mondial de l’innovation». Dans ce pavé de 448 pages qui établit un classement entre pays et régions, la Suisse, en 2020, arrivait en tête des champions de l’innovation. Et ce, pour la deuxième année consécutive ! Au même moment, modestie helvétique oblige, un autre rapport, intitulé celui-ci «Recherche et innovation en Suisse 2020», édité par le Secrétariat d’État à la formation, à la recherche et à l’innovation (SEFRI), tempérait, en rapportant: «Dans l’ensemble, la comparaison entre régions montre qu’à la différence de ce qu’il ressort d’une comparaison entre pays, la Suisse n’est nullement toujours en tête en matière de recherche et d’innovation.»
Un constat que le professeur Martin Wörter, du Centre de recherches conjoncturelles (KOF) de l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ), explique par divers indicateurs d’infrastructures. Parmi eux, la densité des diplômes de doctorat ou la formation tout au long de la vie, le nombre de brevets déposés dont près de la moitié avec un co-inventeur étranger, ou encore l’attrait du système universitaire. Or, la réalité du terrain est sans appel : le nombre d’entreprises suisses actives dans la R&D est en net recul depuis l’an 2000! Pourtant, comme en Allemagne, les dépenses en R&D par rapport au chiffre d’affaires des entreprises ont fortement augmenté dans le pays. Et aussi dans le monde, d’après le rapport de l’OMPI, qui rapporte une progression de 5,2% en 2018, soit beaucoup plus importante que celle du PIB mondial.
Le feu d’artifice d’innovations
Dans ce tohu-bohu planétaire, où les États-Unis et la Chine (Hongkong) mènent la danse des brevets et de l’ultraperformance, de nouveaux acteurs émergent. Parmi eux, l’Iran, dont l’Institut d’inventeurs, représenté par Hossein Vaezi Ashtiani, ne compte pas moins de 25 000 membres. «Les sanctions économiques ? Depuis le temps, nous en avons l’habitude. C’est la commercialisation des produits de nos inventeurs notre plus grand problème. Mais il est plus ou moins résolu avec notre adhésion au traité de coopération de l’OMPI et la collaboration de nos membres avec les investisseurs étrangers.»
Quant aux pays émergents qui se distinguent par leurs performances, huit sur vingt-cinq du classement de l’OMPI sont originaires d’Afrique subsaharienne. Le Camerounais Jean-Pierre Akplogan, chef d’études et du financement à l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle, confie: «Notre organisme, dont le siège est à Yaoundé, regroupe 17 pays, et pour encourager les inventeurs, nous finançons à 90% leurs dépôts de brevets. Parmi les défis essentiels de notre continent, la faiblesse du dispositif universitaire sur lequel nous travaillons, car nos ressources en talents sont colossales.» D’après diverses sources, alors que l’innovation est très répandue sur le continent africain, son manque de visibilité sur la scène internationale serait dû aux faibles niveaux d’activités scientifiques et à la très forte dépendance des inventeurs vis-à-vis aussi bien de leurs gouvernements que des donateurs étrangers.
Une situation presque similaire à celle de l’Amérique du Sud, qui manque également de rayonnement scientifique via les publications. Les pays qui en produisent sont principalement le Chili, l’Uruguay, et surtout le Brésil. Ce dernier totalise d’ailleurs le plus grand nombre de brevets du continent. Pourtant, beaucoup d’efforts sont faits également en Argentine, comme le confirme Eduardo Fernandez, directeur de la première Ecole de petits inventeurs du continent, créée il y a tout juste trente ans. «Les élèves de notre école, qui ont entre 6 et 12 ans, s’entraînent à rechercher des solutions à divers problèmes. Nous les formons, entre autres, à leurs droits et devoirs d’inventeurs.»
Cette attitude est partagée par le gouvernement de la Roumanie qui a pris en main la promotion de ses talents à l’étranger. Camelia-Elena Marinescu, sa conseillère du Ministère de la recherche et de l’innovation, confirme: «Notre département lance chaque année un appel d’offres public pour projets innovants. Toute personne et institution peut s’inscrire pour participer à ce concours d’inventions. Ensuite, les projets les plus prometteurs sont sélectionnés, et certains financés entièrement par l’État. Quant aux candidats, ils sont envoyés avec la délégation nationale dans des salons étrangers pour se faire connaître. Lors de ces voyages, tous les frais de stand sont pris en charge.» Parmi les inventions de ses ressortissants les plus vendues au monde : le stylo à bille, apprend-on dans le livre Repères de la créativité roumaine de Radu Munteanu.
Le soutien gouvernemental est également de rigueur en Arabie saoudite, comme l’explique son représentant Mohammed Alghamdi : «Les projets innovants peuvent être financés par l’État ou encore des organisations sans but lucratif qui dépendent du gouvernement. Chez nous, un bon nombre d’inventions sont conçues par des femmes, qui sont d’ailleurs majoritaires dans les filières des sciences informatiques, réputées masculines en Occident.»
Un soutien très ferme est également apporté aux projets jugés très prometteurs en Chine, explique Lin Songtao, délégué de leurs inventeurs au salon genevois. D’ailleurs les jeunes esprits sont rapidement mis à contribution dans les écoles déjà. Une politique également en vigueur à Taïwan, d’après Chen Tsung-tai, président de l’Association taïwanaise des inventeurs, qui parle des concours d’innovation organisés entre différentes écoles. Selon Andrew Young, représentant de Hongkong au salon genevois, la politique d’innovation de la Chine a cela de différent qu’elle s’inscrit dans une stratégie nationale. «Le fait d’avoir intégré la Chine en 1997 a contribué à l’essor de Hongkong, en donnant à nos inventeurs l’accès à ce grand marché intérieur.»
Les «mégadeals»
Malgré les efforts des gouvernements, le financement des entreprises innovantes risque de se tarir, d’après le rapport de l’OMPI, qui fait état d’une forte baisse des transactions en capital-risque, aussi bien en Amérique du Nord qu’en Asie et en Europe. Dans la situation actuelle d’incertitude économique, la tendance est aux «mégadeals», c’est-à-dire quelques très grands projets concentrés dans un nombre très limité de pays. Quant aux petites startups, un ralentissement dans la levée des fonds est attendu pour les deux ans à venir, sauf pour celles, très innovantes, actives dans les secteurs des technologies de l’information, des produits pharmaceutiques et de la biotechnologie.
Des brevets qui coûtent cher
Frais en Suisse, les frais moyens d’une demande de brevet, déposée à l’Institut fédéral de la propriété intellectuelle (IGE), se présentent sous forme de diverses taxes, à savoir :
– l’ouverture du dossier, qui est la seule taxe fixe (200 fr.)
– la procédure de vérification du caractère inédit de la création (500 fr.)
– la traduction du brevet dans la langue du pays où l’inventeur veut déployer son innovation (jusqu’à 3.500 fr.)
– l’examen et la délivrance du brevet (500 fr.)
– la somme dévolue au maintien de cette protection qui est fixée à dix ans en Suisse (1.180 fr.)
Il faudra, par ailleurs, compter environ 10.000 fr., voire beaucoup plus, pour l’accompagnement par des spécialistes (avocats, cabinets de conseils en brevet) afin de construire un dossier solide, où chaque virgule mal placée peut être fatale.
Auteur : Anna AZNAOUR – Source : www.bilan.ch
Excellent article, merci à Invention-Europe pour le partage
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