Les jeux de société, une industrie épargnée ?
Les jeux de société n’ayant que peu l’occasion de faire la une des chroniques judiciaires, on pourrait les croire relativement épargnés par la question de la contrefaçon. À la différence des jouets, qui font assez régulièrement l’objet d’opérations spectaculaires de la part des services des douanes, les jeux de société semblent devoir vivre une existence paisible, protégés des contrefacteurs, ce que leur envieraient, et de loin, leurs cousins vidéoludiques. En effet, il n’est plus besoin de présenter les difficultés que doivent traverser les majors de l’industrie musicale et avec elles, celles de l’industrie des jeux vidéos, et qui ont donné lieu à la promulgation de l’inénarrable loi DAVDSI. Or, une fois n’est pas coutume, c’est bien de jeux de société dont il a été question dans une décision rendue en référé le 17 décembre 2007 par le Tribunal de Grande Instance de Bordeaux.
Cette affaire met aux prises les créateurs du truculent jeu d’adresse et de rapidité Jungle Speed et la société Joué Club qui commercialise un jeu dénommé Jungle Jam très ressemblant au premier. Il est à noter que la décision n’a été rendue qu’en référé et doit encore être confirmée par un jugement au fond mais les juges de Bordeaux ont d’ores et déjà considéré « qu’il semble que le jeu Jungle Jam [soit] une contrefaçon du jeu Jungle Speed » et donc demandé à ce que le jeu soit retiré du marché. Cette affaire pour le moins isolée en matière de jeux de société, nous rappelle tout de même qu’aucun domaine n’est épargné par la contrefaçon et que, bien que particulière, la protection des auteurs de jeux de société reste réelle.
Un jeu de société : une œuvre / un produit, deux protections
En matière de jeux de société, comme dans tous les domaines où il y a exploitation commerciale d’une création, on se situe à mi-chemin entre la protection d’une œuvre à proprement parler et d’un produit. Dès lors, vont autant trouver à s’appliquer les règles protectrices du droit d’auteur que celles de la propriété intellectuelle.
Le créateur de jeu en tant qu’auteur est titulaire des droits patrimoniaux et moraux de son œuvre, c’est-à-dire respectivement du droit d’exploiter commercialement l’œuvre et celui d’assurer son intégrité artistique. Le problème est que dans la quasi totalité des cas, l’auteur qui travaille à son compte ne dispose pas des moyens pour lui-même exploiter commercialement son œuvre. C’est à ce niveau qu’intervient un acteur incontournable dans le domaine de l’exploitation commerciale des œuvres de l’esprit : l’éditeur. En effet, l’auteur va céder, contre rémunération, ses droits patrimoniaux à l’éditeur pour qu’il exploite son œuvre sous forme de produit.
Il y a alors coexistence entre le droit moral toujours détenu par le créateur du jeu et le droit d’exploitation désormais détenu par l’éditeur.
Ce droit moral qui perdure permet à l’auteur de choisir le moment de la divulgation de son œuvre au public, de revendiquer la paternité de l’œuvre, de faire respecter l’intégrité de son œuvre… En définitive, il s’agit de l’appréhension de l’œuvre dans sa dimension intellectuelle et du lien particulier qui unit l’auteur à son œuvre, au-delà de la simple exploitation pécuniaire de son idée.
Il s’agit ici d’une spécificité du droit français qui considère que malgré la cession des droits patrimoniaux à l’éditeur, perdure un lien spécifique et invisible entre l’auteur et l’œuvre. Les droits anglo-saxons basés sur le système du copyright ne connaissent pas ce principe. En effet, selon ces droits, le droit moral est transféré en même temps que le droit patrimonial si bien que la dimension morale de l’œuvre est totalement liée à la possession des droits patrimoniaux et que dans un tel cas ce serait l’éditeur qui en serait titulaire et non plus l’auteur.
La coexistence de ces deux protections n’est pas sans poser certains problèmes en ce qui concerne les jeux de société. En effet, un jeu de société se compose de divers éléments et chacun de ces éléments bénéficie d’une protection visant à garantir les droits conférés à l’éditeur dans l’exploitation commerciale du jeu. Cette protection porte sur quatre éléments principaux : le nom, les éléments esthétiques, l’innovation technique, les règles du jeu.
Tous sont protégés par le droit d’auteur mais certains d’entre eux disposent d’une protection supplémentaire du fait de leur dépôt. Les trois premiers éléments disposent d’une protection plus facile à mettre en œuvre en raison de l’enregistrement qu’ils subissent auprès de l’administration, si bien qu’il suffira pour les faire valoir de rapporter l’antériorité du dépôt. Dans ces cas précis le dépôt entraine une sorte de neutralisation qui confère une exclusivité au détenteur du brevet et empêche quiconque de l’utiliser sans son accord. Par contre, il en va différemment des règles du jeu qui ne peuvent pas faire l’objet d’un brevet et ne seront donc protégées que par le droit d’auteur. Comme il n’y a pas d’enregistrement il faudra que l’auteur prouve sa paternité sur l’œuvre à l’encontre de la personne qui la revendiquerait ou qu’il prouve le plagiat de sa propre règle de jeu par un autre auteur.
Le nom
Un jeu de société est tout d’abord constitué d’un nom qui lui servira de marque commerciale. C’est l’article L. 711-1 du code de la propriété intellectuelle qui définit la notion de marque : « La marque de fabrique, de commerce ou de service est un signe susceptible de représentation graphique servant à distinguer les produits ou services d’une personne physique ou morale.Peuvent notamment constituer un tel signe :
– les dénominations sous toutes les formes telles que : mots, assemblages de mots, noms patronymiques et géographiques, pseudonymes, lettres, chiffres, sigles ;
– Les signes sonores tels que : sons, phrases musicales ;
– Les signes figuratifs tels que : dessins, étiquettes, cachets, lisières, reliefs, hologrammes, logos, images de synthèse ; les formes, notamment celles du produit ou de son conditionnement ou celles caractérisant un service ; les dispositions, combinaisons ou nuances de couleurs. »
Rentre ainsi parfaitement en ligne de compte le nom qui va pouvoir être attribué à un jeu de société. On sait parfaitement combien le nom constitue un élément important du succès d’un jeu, tout comme pour tout produit commercialisé, en raison de l’imaginaire qu’il doit savoir véhiculer pour capter l’attention des potentiels joueurs. Le nom commercial du jeu (bien souvent différent de celui qui lui a été initialement attribué par son auteur) devient donc une véritable marque. Il est ainsi déposé auprès des services de l’institut national de la propriété industrielle et fait alors l’objet d’une protection d’une durée de 10 ans renouvelables sans limite dès lors que la marque reste utilisée depuis moins de 5 ans.
Cette protection permettra ainsi au détenteur des droits patrimoniaux du produit d’agir à l’encontre des personnes qui useraient abusivement du nom déposé, ou encore d’agir contre le parasitisme commercial qui est l’une des formes que prend la concurrence déloyale quand un concurrent s’approprie une marque ou une appellation valorisante pour en faire bénéficier ses produits. Ce qui de toute évidence semblait être le cas concernant l’affaire qui est relatée ici (Jungle Speed / Jungle Jam).
Les éléments esthétiques
Deuxième point tout aussi primordial dans un jeu de société, l’esthétique. Elle recouvre divers éléments comme le plateau de jeu, les figurines, le graphisme… Juridiquement parlant ces éléments s’analysent comme des dessins et modèles. Comme toute œuvre de l’esprit, ils sont protégés par le droit d’auteur, cependant il possible d’assurer une plus grande protection de ces éléments en les déposant, là encore, auprès de l’institut national de la propriété industrielle.
Le droit des dessins et modèles protège l’apparence d’un produit manufacturé, son esthétique, mais il faut pour cela que la création soit nouvelle et présente un caractère propre. On entend par création nouvelle, un dessin ou un modèle qui n’a pas déjà été présenté au public avant la date du dépôt. Ce dessin ou modèle doit avoir un caractère propre, c’est-à-dire que l’impression visuelle d’ensemble qu’il suscite chez l’observateur averti diffère de celle produite par tout dessin ou modèle déjà divulgué, en d’autres termes, la différence doit être tangible et ne pas seulement consister en l’aménagement de détails insignifiants.
Une fois déposés les éléments esthétiques disposent alors de la protection des dessins et modèles enregistrés, protection qui est assez similaire à celle d’un brevet.
L’innovation technique
Troisième point, l’innovation du jeu peut elle aussi être brevetée. Il ne s’agit pas ici des règles ou du processus du jeu à proprement parler, mais d’un procédé technique innovant qui aurait été conçu à l’occasion du jeu. Dans ce cas, ce procédé doit être déposé auprès de l’INPI pour bénéficier de la protection du brevet. Il n’est ici en aucun cas question de règle du jeu mais d’un procédé technique (par exemple, un objet particulier inventé pour l’occasion qui serait utilisé pendant le jeu). De ce fait, comme n’importe quelle invention qui est brevetable en dehors du cas particulier des jeux de société, l’auteur du jeu qui aurait inventé un objet particulier pourra le faire breveter. Ce brevet lui assurera donc l’exclusivité quant à l’utilisation de ce type d’objet, et il pourra, s’il le désire, en céder les droits d’exploitation à d’autres entreprises, indépendamment du droit d’auteur qu’il détient sur le jeu en lui-même (par exemple un buzzer quelconque ou un type de dé qui se retrouverait dans un autre jeu qui aurait ses propres règles, esthétique et nom). Pour être brevetable, une invention doit répondre à trois critères essentiels :
– Elle doit être nouvelle, c’est-à-dire que rien d’identique n’a jamais été accessible à la connaissance du public, par quelque moyen que ce soit (écrit, oral, utilisation), où que ce soit, quand que ce soit.
– Sa conception doit être inventive, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas découler de manière évidente de l’état de la technique, pour une personne connaissant le domaine technique concerné.
– Elle doit être susceptible d’une application industrielle, c’est-à-dire qu’elle peut être utilisée ou fabriquée de manière industrielle (ce qui exclut les œuvres d’art ou d’artisanat, par exemple).
Les règles du jeu
À la différence des autres éléments, les règles de jeu ne sont pas susceptibles d’être brevetées, et on le comprend aisément au vu des conditions d’obtention d’un brevet évoquées précédemment. En effet, l’article L 611-10 du Code de la propriété intellectuelle dispose expressément que « les plans, principes, et méthodes dans l’exercice d’activités intellectuelles en matière de jeu » ne sont pas considérées comme des inventions brevetables. Il ne faut pas pour autant penser que la règle du jeu tombe de facto dans le domaine public. C’est le procédé du brevet qui ne lui est pas applicable, et elle ne pourra donc pas bénéficier de son régime de mise en œuvre facilité. Il demeure que l’auteur conserve bien ses droits sur la règle du jeu mais devra les faire valoir sans la protection du système du brevet. En définitive, sa situation s’apparente grandement à celle d’un auteur d’œuvre littéraire. Le créateur de jeu de société pour ce qui est de la règle du jeu n’est donc pas assimilé à un inventeur mais bien à un auteur.
Qu’en conclure ?
Tout d’abord que la protection des créateurs de jeux de société est réelle et que le droit ne se désintéresse pas moins d’eux que des auteurs-compositeurs ou créateurs de jeux vidéo. Les auteurs de jeux de société disposent néanmoins d’une protection particulière qui tient à la spécificité du jeu de société qui a vocation d’être commercialisé sous forme de produit. Dès lors vont se chevaucher les règles relatives à la protection du droit d’auteur et celles de la propriété industrielle. En effet, tous les éléments du jeu qui ont été créés par un auteur bénéficient de la protection du droit d’auteur. Cependant, l’usage d’une telle protection est soumis à conditions, aussi est-il recommandé aux auteurs de déposer leur création aussi tôt que possible auprès de l’INPI de manière à ce que la preuve de leur paternité sur l’œuvre soit clairement établie et qu’ils disposent d’un droit d’exclusivité sur les éléments qu’ils ont inventés. Cependant, ce système de brevet connaît ses limites puisque l’élément essentiel du jeu, à savoir sa règle, n’est pas brevetable. On en revient alors à la seule protection offerte par le droit d’auteur qui nécessitera du créateur de la règle du jeu qui s’estime plagié de rapporter la trop grande similitude. Mais c’est bien là que le bât blesse car rien ne ressemble plus à un type jeu qu’un autre jeu de type similaire, aussi faudra-t-il que la règle soit particulièrement originale et témoigne, selon les recommandations de l’INPI, de l’empreinte de la personnalité de lauteur. De quoi encourager les auteurs de jeux de société à se montrer novateurs et à proposer de nouveaux concepts, ce qui ne sera pas pour déplaire aux joueurs que nous sommes !
Auteur : Gourry
Source : www.petitpeuple.fr
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