Que vaut l’argument traditionnel ?


En fait la littérature économique moderne a développé deux arguments d’une facture différente : l’un considère l’invention comme un « bien public », l’autre comme « une pâture commune ».

A ) l’invention « bien public »

L’invention serait un « bien public » car elle serait indivisible ou non rivale, une fois découverte et mise à la connaissance de tous, tout le monde en jouit sans que quelqu’un en soit privé. Cet argument n’est pas nouveau. Le prix Nobel K.Arrow (K.J. Arrow 1962 « Economic Welfare and the allocation of resources for invention » dans The Rate and Direction of Inventive Activity : Economic and Social Factors, NBER, Princeton University Press.) l’utilise. Il allait même plus loin dans l’argumentation en affirmant que même si l’invention pouvait être produite par le marché cela serait indésirable. Mettre un prix positif à une découverte ou une invention ne serait pas socialement efficient car la production d’invention est soumise à des rendements décroissants. Le coût de produire la connaissance ou l’invention est élevé, en revanche dès que l’invention existe, elle peut être mise à la disposition d’un nombre illimité de personnes à un coût négligeable. Le coût marginal de la communication de l’invention est quasi nul, le montant optimal de production d’inventions correspond donc à ce prix quasi nul. Comme les inventeurs et industriels mettent un prix positif pour couvrir les frais fixes de la recherche et de la découverte de l’invention, le montant d’inventions produit par le marché est sous optimal. Le prix Nobel Arrow reprend l’argumentation célèbre d’un autre prix Nobel P.Samuelson (P.Samuelson 1954 « The Pure Theory of Public Expenditure » Review of Economics and Statistics, XXXVII) qui a développé la notion de « bien public » en l’appliquant aux inventions. C’est l’échec du marché.

Cet argument ne vaut que ce que vaut l’argument des biens publics ou plus exactement du « free rider ». Reportons nous à la structure d’interaction suivante : Jean est un inventeur et il décide de rendre public ses inventions pour en tirer un profit. Mais le profit quil tire de ses inventions dépend du comportement des imitateurs ou copieurs éventuels.

argument

Le gain attendu à inventer est B/ i (En supposant que les bénéfices de l’invention sont perpétuels.), le coût à mettre une invention sur le marché est C , I sont les investissements nécessaires pour faire la recherche et £ est la perte de revenu subie par suite des copies ou de l’entrée des imitateurs sur le marché. i est le taux d’intérêt. L’inventeur se lance dans cette activité si et seulement si :

(B/ i -C-I)-V>µ£

Exprimons les bénéfices attendu en fonction de la probabilité d’être imité.

argument1

Si les inventeurs anticipent que µ est supérieur à

µ* = argument2

tels qu’ils estiment les gains et les pertes, ils renoncent à inventer et font autre chose. Si c’est l’inverse, ils inventent. On a un équilibre bimorphique où les inventeurs risquent d’être bloqué dans une situation non parétienne. Ce petit modèle est une métaphore au sens où les économistes sont silencieux sur le montant des pertes attendues par suite des imitations ou des copies et sont aussi silencieux sur la probabilité pour un imitateur de se lancer dans cette activité.

Plus exactement ils font l’hypothèse que µ est égal à l’unité et que £ excède nécessairement B/ i C I de telle sorte que ce terme est au moins inférieur à V. Ils supposent aussi que les inventeurs n’ont pas les moyens de réduire la probabilité effective d’être imité ou copié et que leurs anticipations sur les gains et les pertes comme sur la probabilité d’être imité sont pessimistes puisqu’il suffit que leurs croyances en une imitation de la part des autres soient telles que µ excède µ* pour qu’ils cessent d’investir dans la recherche et le développement.

B) l’invention « pâture commune »

D’autres économistes, tel J.Hirshleifer (J.Hirshleifer 1971 « The Private and Social Value of Information and the Rewards to Inventive Activity » American Economic Review.), comparent la recherche, d’où découlent les inventions, à la pêche aux poissons dans un océan de connaissances où aucun droit de propriété n’existe. La compétition entre les inventeurs conduirait cette fois à un trop plein d’inventions donc à un surinvestissement ! C’est l’argument du rush sur les inventions. Le gisement de découvertes pas encore connues est une pâture commune. Il y a une tendance à surinvestir dans des efforts pour « attraper » des inventions, faute d’un droit de propriété sur la recherche elle même. N’importe qui peut faire de la recherche !

Nous revenons alors à un problème différent du précédent ; au lieu d’un sous investissement il y aurait à la fois un surinvestissement en recherche pour de trop petites découvertes sans grande valeur et un sous investissement dans la maturité de la recherche. Il y aurait trop de gens à entrer sur le marché de la recherche et simultanément les découvertes seraient produites trop tôt.

La date optimale à laquelle on doit produire l’invention dépend fondamentalement de la comparaison de la valeur actuelle des gains attendus et des coûts. Si les gains et les coûts en valeur présente diminuent avec la date anticipée de la découverte, il existe une date optimale au delà de laquelle il n’est plus intéressant de poursuivre les recherches. Reportons nous au graphique qui suit. Sur l’axe vertical on porte la valeur présente des gains et des coûts à poursuivre la recherche. Retarder la date de la découverte c’est se priver des gains que l’on pourra tirer de l’invention d’un montant équivalent à ce que l’on aurait perçu si la découverte avait été faite et exploitée plus tôt. De la même manière avancer la date de la découverte veut dire dépenser plus en effort pour la trouver. Le coût s’élève. On arrête la recherche à la date où l’écart entre les bénéfices et les coûts est maximum. T* est alors la date optimale à laquelle on cesse l’effort d’invention.

argument3

Une telle date est optimale si l’inventeur bénéficie en totalité des gains de son invention et s’il était le seul à pouvoir faire de la recherche dans ce domaine. Mais comme il ne peut exclure les autres inventeurs de le concurrencer, en retardant sa découverte, il prend le risque de tout perdre. Les revenus attendus sont les mêmes pour chaque concurrent sur la même découverte, mais les entrants potentiels supportent un coût plus élevé. Le premier sur le marché a intérêt à avancer sa découverte au point où le profit pour le nouvel entrant couvre juste ses coûts. Il y a un rush sur les inventions.

argument3

La compétition entre les inventeurs conduirait cette fois à un trop plein d’inventions donc à un surinvestissement dans des découvertes produits trop tôt.

D’une façon ou d’une autre, nous disent les économistes orthodoxes, il faudrait encourager la recherche avec une maturité suffisante et décourager l’imitation ! Pour réaliser ces deux objectifs, ils font appel habituellement à la coercition étatique. L’intervention de l’Etat, peut prendre plusieurs formes :

1) Subventions à la recherche et / ou nationalisation de la recherche elle même : I est diminué.

2) Production de la recherche par des organisations à but non lucratif via des contrats de recherche : I est diminué.

3) Organisation de prix et récompenses par l’Etat ou des fondations privées : B est augmenté.

4) Privilèges légaux par l’octroi de monopoles à l’inventeur sous le nom de « brevet « invention », « marques », « modèles » , « copyrights » etc. : B est augmenté et £ est réduit ce qui augmente le seuil µ*.

Tous ces moyens ont été utilisés par les hommes de l’Etat pour encourager l’activité inventive. Dans ce qui suit nous nous concentrerons uniquement sur l’octroi de monopole légaux au travers des brevets d’inventions et des droits de copies en suivant l’argumentation de J.S.Mill (J.S. Mill Stuart 1848, Principles of Political Economy, Penguin Books 1970) qui écrivait il y a plus d’un siècle :

 » qu’il (l’inventeur) doit être compensé et récompensé ne peut être nié. Si tout le monde pouvait profiter de son génie sans à avoir à partager les dépenses qu’il a faites pour rendre son idée pratique, ou bien personne n’assurera les dépenses ,excepté des individus très riches et ayant le sens du bien public, ou bien l’Etat attache une valeur au service rendu et lui accorde une subvention…; en général un privilège exclusif, d’une durée temporaire, est préférable; parce que la récompense dépend de l’utilité de l’invention, et la récompense est d’autant plus élevée que celle-ci est utile à la collectivité; et parce qu’elle est payée par les personnes à qui cette invention rend service: les consommateurs du bien considéré.. .  »

C ) Sophismes et fautes de raisonnement

Dans l’argumentation traditionnelle, il y a eu un saut dans le raisonnement que certains économistes, qui parfois réfléchissent assez peu à ce qu’ils écrivent, ont franchi sans hésiter. En effet, la clef du raisonnement est que, une fois découverte et mise à la disposition de tous, alors on ne peut plus s’approprier les gains de l’invention. Mais, d’une part personne ne vous oblige à la mettre à la disposition de tous, le secret de fabrication est la forme la plus habituelle d’empêcher un imitateur de vous copier, d’autre part s’il existe des imitateurs, la question fondamentale est comment et à quel rythme les imitateurs arrivent à copier l’invention et à la diffuser à un coût plus faible que les originaux.

i) Hypothèses fausses.

Les économistes font l’hypothèse implicite que le coût de copier pour un imitateur est nul ou qu’une fois mis à la disposition d’une autre personne l’invention peut être copiée et diffusée instantanément sans coût. Les économistes oublient aussi de rappeler au lecteur que l’inventeur est rarement celui qui créé le produit et le met à disposition du consommateur. C’est souvent le rôle de l’industriel ou de l’éditeur. Or il n’est pas fait mention des intérêts contradictoires qui existent entre l’inventeur et l’industriel ou l’auteur et son éditeur. L’un tire ses revenus de l’audience maximum qu’il aura par suite de la diffusion de son invention, l’autre tire ses revenus de la maximisation du profit qu’il tire de l’invention.

Par ailleurs, si vous êtes le premier à inventer un nouveau procédé de fabrication qui réduit drastiquement les coûts d’un produit, vous disposer temporairement d’un monopole sur le marché. En tant qu’industriel ou éditeur vous produisez donc le bien en quantité limitée pour maximiser vos profits (On suppose ici que vous avez réglé vos problèmes avec vos auteurs ou vos inventeurs dont l’objectif n’est pas de restreindre les quantités vendues mais au contraire d’en vendre une quantité maximum puisqu’ils ont déjà supporté le coût de leur invention.). Tant qu’aucun imitateur ne peut copier l’invention vous profitez et rentabilisez sans problème votre invention. En revanche, si les imitateurs peuvent instantanément copier l’invention sans coût, alors il ne peut y avoir de profit tiré d’un monopole temporaire pour rémunérer l’investissement qui a été fait. Il faut savoir si le prix qu’impose la concurrence est suffisant pour financer la recherche qui amène à la découverte.

L’art de la rhétorique consiste justement à convaincre l’homme ou la femme d’Etat de transformer le monopole temporaire en un monopole permanent au prétexte que l’invention peut être copiée instantanément et sans coût et que sans cette protection il n’y aurait aucune invention ! C’est de la rhétorique. L’argument est connu sous le nom de secundum quid ou de généralisation hâtive, On part d’un cas particulier, que l’invention peut être copiée instantanément et sans coût, et on généralise à l’ensemble des inventions. L’argumentation traditionnelle n’a donc aucune valeur scientifique (Au sens où les économistes prétendent être positivistes et développer des théories libérées des jugements de valeurs) car il faut démontrer qu’empiriquement ces deux hypothèses sont valides, ce qui n’est pas le cas. C’est la première faute de raisonnement. Il y en a d’autres.

ii) Jugements de valeur

L’approche traditionnelle des économistes repose sur des jugements de valeur peu compatibles avec l’idée qu’ils se font de leur propre science. Leur approche est, en effet, fondamentalement conséquentialiste. Les économistes, et les hommes politiques qui les suivent sur ce terrain, jugent des bienfaits (ou des méfaits) d’une invention en termes de ses conséquences sur l’utilité sociale sans préciser ce qu’ils veulent dire par là. Qu’est-ce que l’utilité d’une invention ? Est-ce le bien être qu’elle apporte à chaque individu ou est-ce la possibilité pour chaque individu de dépasser sa nature humaine ? Ils ne définissent pas, non plus, le mot « social ». Est-ce le bien être individuel, le bien être de tous sans exception ou de quelques uns ? Carlton et Perloff n’hésitent pas à développer un modèle simple d’optimisation du nombre de firmes sur le marché des inventions à partir de l’idée directe qu’une firme supplémentaire apporte, à partir des projets de recherche et des découvertes qu’elle exploite, des bénéfices sociaux qu’il faut comparer aux coûts de développer ces recherches. La taille optimale de l’industrie est atteinte quand le coût des recherches développées par la firme supplémentaire excède les gains « sociaux » attendus ! Dans le mot social les deux économistes mettent ce qu’ils veulent en oubliant que d’une invention peut émerger des coûts sociaux et non des gains. Implicitement les économistes croient que le progrès industriel est bénéfique pour la société et que les inventions et leur exploitation sont nécessaires pour assurer le progrès industriel. Mais qui est habilité à nous dire qu’il existe des bénéfices ou des coûts sociaux et comment ces personnes sont-elles capables d’établir le montant de ces bénéfices et coûts sociaux en absence d’information parfaite ? Seraient-elles des devins ?

iii) Pétition de principe sur l’efficacité de l’intervention étatique

On n’obtiendrait pas suffisamment d’inventions (ou en tout cas d’inventions de bonne qualité) si des moyens ne sont pas mis en oeuvre pour inciter inventeurs et industriels à se lancer dans cette activité et ce pour les raisons mentionnées plus haut. Le moyen le moins onéreux pour assurer cette rentabilité est d’offrir un monopole d’exploitation des inventions. Ils vont plus loin dans leur désir de promouvoir le progrès industriel. Comme celui-ci serait bénéfique pour la société, il faudrait que les inventions nouvelles puissent se diffuser rapidement. En absence de protection contre les imitations, les inventeurs auront tendance à garder les inventions secrètes. Pour inciter à diffuser l’invention, il faudrait accorder un monopole d’exploitation sur une durée déterminée. Par ce biais, la société achète à l’inventeur la publicité de son invention dès que la protection cesse. Le monopole ou les aides publiques seraient le meilleur moyen d’atteindre ce résultat :

1) En quoi un monopole légal d’exploitation, sur une durée déterminée, permettrait-il d’atteindre un montant optimal d’inventions ?

2) Le monopole est-il la façon la plus efficiente de rémunérer l’inventeur quoiqu’en dise S.Mill ?

Examinons ces deux questions.

a) En quoi un monopole légal d’exploitation, sur une durée déterminée, permettrait-il d’atteindre un montant optimal d’inventions ?

Lorsque l’on attribue un monopole légal à une invention ,il faut être plus précis. Charles Coquelin dans le dictionnaire d’Economie Politique publié chez Guillaumin en 1854 écrit :

« Quel est le fondement de ce droit ? Jusqu’où doit-il s’étendre, doit-il être limité, absolu, temporaire ou éternel ? D’autre part, à quels signes reconnaîtra-t-on une invention et comment en constatera-t-on l’existence ? Enfin, le droit des inventeurs une fois constaté, sous quelle forme les brevets d’inventions leur seront-ils délivrés ? Telles sont les principales questions que ce sujet fait naître ».

Que peut-on dire d’une réinvention d’un art oublié, d’une technique importée?- Par ailleurs, doit-on attribuer des brevets à des inventions dont l’objet consiste en des actes immoraux ? – A qui faut-il attribuer ce droit : à l’inventeur, à celui qui dépose le brevet? – Qui est l’inventeur : celui qui découvre l’idée, celui qui la met en application ou celui qui fait la demande de brevet ? Et s’il y a des inventions simultanées à qui donne-t-on la priorité ?- Qui va juger de l’attribution du brevet ? – Enregistre-t-on la demande ou le dépôt du brevet et examine-t-on la validité de celui ci uniquement s’il y a contestation ou bien procède-t-on à un examen préalable ? Lorsqu’un industriel a besoin d’utiliser l’invention de quelqu’un d’autre pour produire ou commercialiser un produit ou un service, peut-il se voir refuser la vente du brevet. Et si par hasard l’industriel use des brevets d’inventions sur des produits proches substituts des siens et les laissent dormir parce que cela empêche simplement des concurrents de les exploiter et d’entrer sur le marché, est-ce réellement un progrès social ?

En quoi les brevets d’invention induisent-ils un montant optimal d’invention? Sont-elles incitées à faire de la recherche pour obtenir une simple protection ou bien font-elles de la recherche parce que sans les brevets d’invention ils n’en feraient pas ?

Les entreprises font-elles des dépenses de recherche et développement parce qu’il y a des brevets ou bien sans l’existence de brevets ne feraient-elles pas de recherche. Un test simple consiste à regarder un échantillon d’entreprises consacrant une grosse part de leur budget à la recherche et de voir si celle-ci est en majorité induite par l’existence des brevets. Carlton et Perloff dans leur manuel rappelle une enquête faite en Grande Bretagne sur un échantillon de 27 entreprises appartenant à des secteurs très orientés vers la recherche. Le % de dépenses de recherche que les dirigeants de ces entreprises ont estimé dépendre des brevets est donné par le tableau suivant.

argument5

Les gros consommateurs de brevets sont essentiellement les entreprises de la chimie et plus particulièrement la pharmacie! La présence de brevets n’impliquent donc pas de manière univoque une recherche correspondante. On peut compléter ce tableau par le suivant tiré des chiffres clés de l’innovation technologique dans l’industrie Française du SESSI.

argument6

Il est particulièrement frappant de constater que parmi les industriels qui innovent aussi peu déposent des brevets. Les champions sont les industriels de l’armement et des munitions qui innovent à 100% mais 57% d’entre eux seulement déposent des brevets et la lanterne rouge sont les secteurs de l’habillements et celui de l’édition et de l’imprimerie !

Il n’est donc pas vrai que, sans privilège, l’inventeur renoncerait à inventer puisque même en présence de cette protection les industriels les plus innovants en produits ou procédés déposent relativement peu de brevets. Si le monopole est effectif, en incitant une personne à faire ce qu’elle n’aurait pas fait autrement, le résultat revient à divertir des ressources existantes vers des emplois qui ne sont pas nécessairement plus productifs. Les ressources qui auraient été spontanément dirigées vers certaines inventions non protégées par un brevet sont réallouées dans le secteur des inventions protégées par un privilège.

Cette ré allocation est alors un coût social qui s’ajoute aux coûts propres du système de brevet d’invention c’est-à-dire aux dépenses encourues pour payer les avocats et la bureaucratie en charge de l’administrer comme aux désavantages que supportent le consommateur lorsque les firmes utilisent les brevets d’invention pour se protéger contre la concurrence au de là de l’invention elle même. Il faut mentionner un dernier coût: celui d’empêcher les autres firmes d’utiliser un procédé ou une technique qui est par définition plus efficiente ! C’est en réalité ce dernier coût qui était autrefois jugé comme le plus dommageable.

Dans le journal l’Economist de février 1851 on pouvait lire :

« Chaque brevet est une interdiction de toute amélioration dans une certaine direction, excepté pour celui qui bénéficie du brevet, pendant un certain nombre d’années; et par conséquent, aussi bénéfique que cela puisse-t -être pour celui qui reçoit le privilège, la communauté ne peut elle en tirer tous les fruits.. »

Un inventeur qui a la même idée et qui n’a pas eu la chance ou l’opportunité de déposer en premier son brevet se trouve empêché de l’exploiter. Si le droit d’acheter ou de vendre le brevet atténue cette difficulté, il n’empêche que le brevet d’invention fondamentalement exclut les autres inventeurs des bénéfices de leurs investissements au profit du premier arrivé. On ne connaît donc pas les conséquences bénéfiques des inventions éliminées de la compétition pour le privilège. Par ailleurs, on part de l’idée que les imitateurs sont dans l’incapacité d’améliorer l’invention originelle. Comment peut-on préjuger d’une telle situation ?

L’argument comme quoi l’inventeur garderait le secret de son invention en absence de privilège n’a pas a être mieux accueillie. Si La concurrence empêche le secret, le monopole l’accentue. Si un inventeur veut garder secret son invention, la société n’est pas sûre d’y perdre car la concurrence entre les inventeurs la fera émerger quelque part. Les inventions ou les découvertes sont souvent produites simultanément en des endroits différents. Les garder secrètes sans pouvoir les exploiter constitue un coût pour l’inventeur puisqu’il se prive des profits que pourraient rapporter sa découverte. Et s’il peut tirer des profits élevés de son invention tout en la gardant secrète, un système de patente devient inutile.

Paradoxalement comme les patentes sont délivrées à un stade où la découverte est devenue pratiquement un objet, le privilège incite à maintenir secrète l’invention jusqu’au stade où l’on pourra obtenir le brevet ! La suppression du monopole entraînerait une publication plus rapide des inventions et des découvertes pour permettre aux inventeurs de bénéficier d’une réputation et ce simple fait accélérerait le progrès technique, contrairement à l’argument du rush sur les inventions.

On peut aussi douter de l’efficacité de cette protection lorsque l’on enquête auprès des chefs d’entreprises pour savoir s’ils trouvent dans le brevet un moyen efficace de protéger un avantage concurrentiel. Carlton et Perloff cite l’étude de Levin, Klevorick , Klein et Winter 1987 qui à partir d’une enquête faite auprès de 650 chefs d’entreprises américaines conclut à une relative inefficacité du brevet vu par les responsables des départements de recherche. Chaque responsable du département recherche et développement devaient affecter une note de 1 à 7 aux différentes méthodes de protection. Le résultat n’est pas en faveur du brevet.

argument7

On ne peut mieux montrer l’inefficacité du brevet jugée par les responsables de la recherche. L’avance technologique, le secret, l’effort de vente ou l’expérience valent mieux que le brevet fut-il dormant.

Le fait même que le monopole légal d’exploitation soit donné pour une durée déterminée, veut dire que les inventions seront biaisées vers celles dont la valeur actualisée des revenus court sur une période inférieure à la période des 17 ans. Cet argument a été évoqué dès le début de la législation sur les brevets au dix neuvième siècle.

Cette idée a été testée un siècle plus tard. On peut comparer en effet empiriquement la rentabilité du brevet d’invention en tant que brevet. Car une fois déposé faut-il encore l’exploiter. Combien de brevets déposés trouvent un débouché, c’est-à-dire un industriel prêt à l’utiliser ? N’oublions pas que le maintien du brevet coûte à l’inventeur qui doit chaque année payer à l’INPI une certaine somme. A.Pakes (A.Pakes 1986 « Patents as Options : Somes Estimates of the Value of Holding European Patent Stocks » Econometrica 54 : 775-84) a effectué une estimation de la valeur des brevets en France et en Allemagne. Son étude montre que celle-ci varie avec le temps et est a une valeur initiale faible. Le rendement moyen d’un brevet est indiqués par le tableau suivant et se rapportent aux décennies 1950, 1960 et 1970 et concernent uniquement les premières années et sont exprimés en dollars de 1980.

argument8

En France le rendement moyen du brevet la première année est de 380 dollars. 1 brevet sur cinq seulement trouve des débouchés lui permettant d’espérer un rendement supérieur les années suivantes ! 6 % des brevets ne trouve aucun débouchés et les inventeurs ne renouvellent pas leur droit l’année suivante. Les brevets qui ne trouvent pas de débouchés l’année qui suit sont au nombre de 9 %. Le rendement moyen des brevets restant augmente à 1415 dollars. Au bout de cinq ans il n’y a aucune chance de trouver un débouché pour le brevet ce qui explique la chute du rendement des brevets. Systématiquement la rentabilité du brevet est plus élevée en Allemagne. La raison en est simple que le processus y est beaucoup plus sélectif. 35% des candidats à un brevet l’obtiennent contre 93 % en France ! Ces sommes ne sont pas énormes. Ce qui démontre que les inventions brevetées sont biaisées systématiquement vers des rendements faibles.

b) Le monopole est-il la façon la plus efficiente de rémunérer l’inventeur quoiqu’en dise S.Mill ?

On peut reconnaître l’efficacité d’une rémunération aux inventeurs pour les inciter à produire des inventions mais rejeter l’octroi d’un monopole d’exploitation. Il existe bien d’autres moyens de récompenser les inventeurs. On peut accorder des bonus aux inventeurs financés par les associations de professionnels. On peut organiser des prix (les prix Nobels). En réalité les arguments habituels pour justifier le monopole d’exploitation sont ceux de Mill. L’avantage du profit de monopole c’est qu’il est corrélé à l’utilité sociale de l’invention, une plus grande demande accroît les profits, et plus l’invention est utile plus cette demande sera grande et parce qu’il est payé par ceux qui en bénéficient. Or, tout autre système de rémunération sera plus arbitraire. Si cela est vrai pour les bonus ou les prix comme pour les subventions de l’Etat ou la nationalisation de la recherche, cela n’est pas vrai de la rente captée par l’inventeur avant l’apparition des imitations et des substituts. En effet s’il est certes efficace de récompenser l’inventeur pour son activité, il n’est peut être pas juste qu’il le soit deux fois car l’inventeur est déjà rémunéré.

Si un inventeur fait une invention vraiment en avance sur son temps, la durée entre la mise en application de son invention et l’apparition des premières imitations lui permet d’obtenir des profits ou une rente suffisante pour le récompenser de ses efforts qui sont déjà rémunérés s’il est employé par une firme qui consacre une part importante de ces ressources à la recherche et au développement comme par exemple IBM. Lui assurer un monopole d’exploitation c’est effectivement lui accorder un super profit. Le point essentiel est alors la vitesse avec laquelle une invention peut être imitée. Outre les profits réalisés à la vente, ceux réalisés sur le marché du capital en spéculant sur la valeur de l’entreprise qui exploite l’invention permettent de capter la totalité de la rente consécutive à cette introduction. Il s’agit alors d’un conflit sur l’appropriation de gains à l’échange qui normalement devraient bénéficier aux consommateurs.

Reportons nous au graphique suivant pour mieux mesurer le poids de cet argument. Nous portons sur l’axe vertical le prix du produit et sur l’axe horizontal les quantités produites.

argument9

Prenons une invention en avance sur son temps. L’inventeur et l’industriel qui exploitent celle-ci bénéficie d’une situation de monopole temporaire (en absence de privilège). Le coût de l’invention comme la rémunération de l’inventeur sont déjà pris en compte dans le coût marginal (supposé constant ici pour simplifier l’analyse) au sens où celui-ci mesure la valeur des alternatives sacrifiées. Pour inciter l’inventeur à inventer il faut lui offrir une rémunération qui l’incite à ce consacrer à cette activité plutôt qu’à une autre (Avant de créer Apple son propriétaire était salarié de IBM.). Le fait d’être un produit nouveau, non encore imité, donne temporairement un sur profit à l’inventeur et à l’industriel si ceux-ci limitent la production au niveau de 0a. Ce sur profit est mesuré ici par l’aire A au prix de monopole Pm. Le consommateur perçoit C de gains à l’échange, et B+e+h sont des gains non saisis encore par les imitateurs. La concurrence pousse alors la production jusqu’en 0c. Les gains à l’échange sont alors saisis entièrement par les consommateurs. La seule façon pour l’industriel et l’inventeur de perpétuer leur avantage est de continuer à inventer ou améliorer leur produit de façon à baisser le coût marginal de leur production. Ils augmentent leurs sur profits de (e+f-g) +D. Mais il est clair que la perte sociale pour les consommateurs s’élève à B+E+F. Ils récupèreront ces gains si et seulement si les imitateurs peuvent pénétrer rapidement le marché. Ce qu’ils feront en absence de monopole.

Par ailleurs l’existence d’un marché boursier permet à l’inventeur de capitaliser instantanément la valeur de son invention. S’il y croît il achète des parts de propriété de l’entreprise qui exploite son invention ou bien si celle-ci n’y croît pas, l’inventeur peut toujours créer sa propre entreprise et concurrencer l’entreprise qu’il vient de quitter.

La confusion à propos des brevets d’inventions ou des droits de copies vient de ce que l’on mélange deux concepts : l’exclusivité sur une part de marché c’est-à-dire un monopole légal ou l’exclusivité sur une ressource ou un objet c’est-à-dire un droit de propriété.

Auteur : Bertrand Lemennicier, professeur à l’université de Paris II Panthéon Assas

Son site : www.lemennicier.com


En savoir plus sur Invention - Europe

Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.

C'est à vous !

search previous next tag category expand menu location phone mail time cart zoom edit close