Histoires et Passés

La prise de force est une invention française


C’est à Auneau, en Eure et Loir, petite bourgade située entre Paris et Chartres que fut inventé l’un des tracteurs les plus révolutionnaires de notre histoire.

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Albert Gougis, brillant professeur de faculté, reprend en 1875 l’affaire de son père et fabrique des semoirs en ligne et des épandeurs d’engrais. En 1905 et 1906, ce visionnaire se penche sur l’élaboration d’une prise de force mécanique permettant de transmettre le mouvement rotatif du moteur aux mécanismes d’une moissonneuse. Ainsi entrainée par un tracteur de type tricycle de 12 à 16 chevaux constitué de pièces automobiles, la moissonneuse fonctionne même à l’arrêt, ce qui représente à l’époque un intérêt considérable, notamment lorsque la récolte de céréales est versée. Celui-ci explique l’intérêt de son invention dans le Journal d’agriculture pratique en 1907.

« Mon tracteur a son mouvement d’avance absolument semblable à celui des autres tracteurs ou automobiles quelconques avec changement de vitesse, marche arrière, etc, mais, de son moteur part une transmission, légère (avec débrayage) qui, par le moyen de deux joints de cardan et d’une chaîne, donne le mouvement à l’arbre de la bielle qui, dans toutes les lieuses, est l’arbre central d’où est distribué le travail des autres organes : élévateur compresseur, lieur et rabatteur. La lieuse tirée par la flèche est donc une lieuse quelconque, et c’est un grand avantage sur les instruments spéciaux automobiles, car cela permet avec le même tracteur de traîner des instruments divers, ceux d’ailleurs que le cultivateur possède et, qu’il pourra toujours utiliser avant comme après avec ses chevaux. »

« A la mise en marche, on fait fonctionner d’abord les opérateurs, puis en embrayant l’avance, on obtient un départ sans à-coups et très sur. Dans un endroit difficile, on peut changer la vitesse du tracteur, et comme les opérateurs tournent toujours à leur vitesse propre, l’on passe sans autre inconvénient. Si malgré tout, il y a bourrage, on débraye l’avance entièrement (ce qui pourra se faire sur la lieuse elle-même), et la machine fonctionnant sur place se débarrasse en un clin d’œil. Si une récolte est tellement versée que l’on ne puisse aller que de trois côtés, on débraye les opérateurs, puis on fait le quatrième côté à vide en grande vitesse et sans inconvénient pour le mécanisme, car la terre est toujours très molle sous le grain versé (c’est une des raisons, d’ailleurs, qui rend fort difficile le travail des chevaux).

Afin de vérifier la justesse de ma théorie, j’ai construit un tracteur d’essai composé d’un moteur de 12 à 16 chevaux de pièces d’automobiles, puis ,j’ai pris le mouvement des opérateurs sur le moteur au moyen d’une courroie trapézoïdale (ce qui sera supprimé dans l’appareil définitif); je l’ai dirigé sur l’arbre de la scie d’une lieuse de 1,8 m, comme il a été expliqué ci-dessus, par deux joints de cardan et une chaîne, le tout par des moyens de fortune afin d’avancer le plus possible la date d’essai : la lieuse fut munie de 4 releveurs.

Le 27 juin tout étant enfin prêt, nous sommes allés dans une luzerne fort touffue, versée et mélangée ou l’on n’aurait jamais eu l’idée de faire fonctionner une lieuse attelée. Le moteur tout neuf n’était pas au point et ne produisait aucune force, ce qui m’a permis de voir dès le premier moment que mon intervention était bonne car nous avons bien fait en 20 mètres, 8 ou 10 arrêts : malgré le peu de force dont nous disposions à chaque départ, le travail se faisait très régulièrement jusqu’à ce que la force emmagasinée dans le volant étant absorbée le moteur nous laissait en panne. Le lendemain à 5 heures du matin, nous sommes repartis avec le moteur mieux réglé, et malgré la rosée nous avons très bien fonctionné.

Le mardi 12 juillet, nous faisons fonctionner l’appareil devant quelques agriculteurs afin de connaître leur opinion, et toujours dans la même prairie. En nous rendant au champ nous essuyons une forte averse, puis une autre en plein fonctionnement. Rien ne nous a arrêté, et les personnes présentes ont déclaré que le procédé appliqué était parfait, car il aurait été impossible de faire marcher dans cette récolte et par cette pluie, une lieuse attelée, et cela même par un temps très sec. Les visiteurs ont été extrêmement surpris de la façon dont la lieuse coupait en prenant sur le dos de la récolte, ce qui peut s’expliquer par la vitesse régulière de la scie et des toiles qui débarrassaient continuellement le tablier et permettaient de baisser les rabatteurs jusque sur les releveurs. Le 9 juillet je coupai un petit champ d’orge escourgeon très facile, puis le 18, du seigle très long et très mêlé, et enfin le 30, du blé versé complètement à plat.

Il est donc acquis que la moisson des récoltes difficiles est résolue, et il ne reste plus qu’à construire l’appareil définitif puis à faire les essais de rendement et de consommation. Ce sera la tâche de la moisson prochaîne ; car si au point de vue agricole je suis satisfait du résultat, il n’en est pas de même au point de vue mécanique. Je prie donc les intéressés de ne pas juger mon œuvre sur le vu d’un tracteur construit à la hâte avec des pièces de rencontre, à grands renforts de courroies, chaînes, etc, en montant sur des bandages en fer des organes destinés à être montés sur des châssis avec ressorts et pneus, destinés à faire 50 ou 60 kilomètres à l’heure, tandis qu’il s’agit de ne faire que 5 à 6 kilomètres. Cela est forcément disparate. Les études spéciales sont d’ailleurs fort avancées et j’espère bien présenter au concours de Paris de 1908, l’appareil, sinon définitif, du moins bien à point pour faire un service pratique. »

Malgré les nombreux atouts du concept, l’ingéniosité de cet inventeur n’est pas récompensée à sa juste valeur. Deux versions du tracteur Gougis ont été fabriquées mais ne rencontrent pas le succès escompté et l’un d’eux est alors confié à L’Institut National Agronomique pour réaliser des démonstrations aux élèves avant de disparaître du circuit. Après 1908, Albert Gougis ne fabriqua plus jamais de tracteurs et se cantonna à produire du matériel agricole, et notamment des semoirs et épandeurs à engrais hypotractés. En 1962, Gougis, après une carrière bien remplie et de nombreuses inventions cette fois-ci reconnues à leur juste valeur, ainsi que son concurrent Nodet fusionnent et deviennent Nodet Gougis. La gamme d’outils verte et rouge sera ensuite exclusivement produite à Montereau-Fault-Yonne, en Seine et Marne, où siège Nodet depuis la fin du XIXème siècle. Une société reprise en 1996 par l’alsacien Kuhn puis fermée en 2006 après avoir rapatrié sa production au siège de Saverne.

C’est le très influent américain Bert R. Benjamin qui propose à la McCormick Harvesting Machine Company d’équiper en 1917 un Titan 10-20 d’un mode d’entraînement similaire. Mais même sous l’égide du géant américain, il faudra attendre les années 1920 pour que l’invention d’Albert Gougis ne commence à se faire connaître et remplacer ou suppléer progressivement, et bien lentement, la traditionnelle poulie latérale utilisée pour animer des machines à poste fixe. La prise de forcée inventée par le français Gougis ne sera finalement vulgarisée qu’après les années 1950.

Auteur : Mathieu BONAVENTURE – Source : www.gtp-news.com

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